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La Nouvelle Lettre du Jeudi
1 avril 2008

Origine des fadeurs

Les fadeurs suscitent, comme un mécanisme qui vient d’être rodé, un dynamisme spécifique qui dépasse l’arbitraire de l’auteur ; celui-ci se contente de les mettre en forme, d’accompagner leur mouvement avec l’impression d’être autant un spectateur de la prose se faisant que l’acteur et le maître d’œuvre. Divers sujets, je devrais écrire dorénavant diverses fadeurs, se disputent les phrases. Dans ce cas de figure, il convient de procéder par ordre et de commencer par le commencement.

Feindre plus longtemps que je ne connais pas le livre de François Jullien, « Éloge de la fadeur », je ne le peux ; c’est la fadeur qui me hante depuis quelques jours, depuis que j’ai lu sur un blog une réponse d’un certain Wagner, je n’invente rien, à mon ami Didier Goux. Ce Wagner (toutes les Walkyries se précipitent ici) évoque le livre de Julien que je viens de citer. Or, je le connais, pas Wagner, mais le livre. Je l’ai lu, il y a une dizaine d’années. C’est Gève Tissier qui s’occupait d’une galerie d’art contemporain à Coulomier, près de Toulouse, qui me l’avait offert. À l’époque, je l’avais lu sans en saisir le fond ni les subtilités. Je croyais l’avoir égaré au fil des déménagements. Mais pas du tout, je l’ai retrouvé dans la bibliothèque. Tous les lecteurs connaissent cette sensation unique qui induit à penser qu’un livre vous attendait, qu’il était là pour vous, un compagnon qui se présenterait immanquablement sur le plus ou moins long chemin de l’existence. C’est ce que j’éprouvais ce matin en prenant en main ce livre. Je n’eus même pas à le chercher. J’ai tendu la main et je l’ai pris dans la bibliothèque, comme si j’avais su de toute éternité qu’il se trouvait là. Hier pourtant, sans l’avoir cherché, je pensais que je l’avais égaré. Que dit le proverbe ? Tout vient à point, etc. Les fadeurs ne peuvent donc pas ne pas se présenter comme des gloses indirectes de ce livre. À ce stade, écrit Jullien, le réel n’est plus « bloqué » dans des manifestations partiales et trop voyantes ; le concret devient discret, il s’ouvre à la transformation

Une seconde fadeur a surgi dans le sillage des considérations sur la société émotionnelle qui est la nôtre. La phrase m’est venue cette nuit, entre deux insomnies. Elle s’est présentée sous cette forme : « On ne s’étonnera pas que l’émotionnel produise à son tour ses propres anti-thèses, Fourniret, l’homme dénué d’émotions, est en réalité l’image médiatique exactement inverse de l’image de Gregory Lemarchal, l’homme chargé d’émotions. Les deux icônes sont les balises de la représentation de l’émotion, entre les deux se déploie notre être social, notre société. Ce nappage émotionnel s’est répandu à tous les degrés via les mécanismes de la victimisation (je conseille de lire à ce propos le livre de Jean-Marie Apostolidès « Héroïsme et victimisation. Une histoire de la sensibilité »). Le problème corrélatif au nappage émotionnel est l’incapacité de penser et de construire une phrase. L’émotionnel submerge le sujet, au risque de le noyer. L’être soi-même qui est sans doute le dogme de la doxa émotionnaliste consiste finalement moins à être soi en tant que tel qu’à se laisser submerger par l’émotion. De ce point de vue, le soimèmisme n'est qu'un masque idéologique destiné à couler l’individu dans le moule émotionnel qui lie la société, qui l’enchaîne pour être plus précis puisque la chaîne humaine est désormais le signe par excellence de l’émotion s’exprimant.  Tout cela se déroule sur la scène médiatique, c’est notre tragédie à nous. Elle n’a pas le prestige de la tragédie classique, c’est évident. Que l’émotionnalisme (je forge ce néologisme qui désigne l’idéologie selon laquelle l’émotion prime sur la réflexion ; l’émotionnalisme est intensément anti-moderne) se cantonne aux médias, ce serait fort bien, et l’on ne s’en inquiéterait guère plus, mais, en tant que système clos sur lui-même, auto-régulant et auto-régulé, il a une fâcheuse tendance à s’étendre : tout lui est poreux. La religion dans ses aspects les plus rétrogrades profite de cette idéologie. Le renouveau charismatique, les fondamentalistes chrétiens et musulmans, tous, ils surfent, si j’ose dire, sur cette vague. Ce dont il s’agit pour le croyant, c’est d’être en contact direct avec dieu. Autrement dit, le détour réflexif de la théologie et de l’interprétation textuelle est mis hors-jeu. Que la religion emboîte le pas à l’émotionalisme, on peut encore le comprendre, mais quand la politique l’utilise comme un levier, ça commence à sentir le roussi. L’histoire en tant que science humaine a été la plus attaquée par l’émotionalisme, les commémorations, les mémoires blessées de tout un chacun lui réclament un dû.

La rédaction quotidienne des fadeurs est une réponse bien pauvre et illusoire à l’émotionnalisme. Pourtant, il faut bien qu’ici et là, quelques-uns soient des irréductibles. Mon arme à moi est la lecture et le commentaire. Une lecture qui sous l’émotion de la première lecture instruit une seconde lecture qui tente de saisir le
fonctionnement du texte . Il y a là un vrai principe démocratique dans la mesure où une telle lecture, qui se déprend autant que faire se peut des miroirs aux alouettes de la signification, postule sa qualité propédeutique et prospective quant à une transformation spécifique. En effet, lire et plutôt relire sous cet angle de vue, c’est croire comme le suggérait déjà Kierkegaard que le destin de tout lecteur est de devenir un jour auteur. Autrement dit, c’est défaire le mécanisme de la mystification discursive et textuelle et proposer à qui le désire de reprendre à son propre compte les mécanismes mis à nu pour les prolonger d’une manière ou d’une autre. C’est une leçon bien mince, mais bien utile en ces temps où l’émotionnel couvre le réel et que chacun y perd son latin. 

Je terminerai ces fadeurs en affirmant donc que l’artiste a bien sa place dans cette société. Il est l’un de ceux qui peut induire par l’œuvre qu’il crée que le réel ne peut se réduire à l’émotion et qu’il convient pour humain rester que la distance, le retrait et le lointain gardent leur place dans le fait humain.

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