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La Nouvelle Lettre du Jeudi
8 avril 2008

Soi, le silence, l'Enfer et autres considérations

« C’est, semble-t-il, le rôle de la plus grande partie de notre littérature de détruire le monde », écrit Paul Ricoeur dans l’un de ses « Essais d’herméneutique ». Le philosophe énonce ce constat dans le contexte d’une réflexion sur l’abolition de la référence au monde donné telle qu’elle s’opère dans la littérature ; terme que Ricoeur entoure de guillemets. « Détruire » est un bien grand terme, mais il se peut que le philosophe vise juste, ou non. Examinons ce qu’il en est. Néanmoins, avant de se prononcer, je pose cette question : est-ce que la littérature ne procède pas plutôt à une redistribution des cartes du monde donné. Lisant quelques versets de "L’Enfer", ce matin au petit-déjeuner (on dira : « quelle lecture pour accompagner le premier repas de la journée ! », mais il faut aussi nourrir l’esprit et les sens ; pas une journée sans une lecture matinale ou bien la journée est perdue), j’admirais la façon qu’a Dante de tisser des liens entre différents degrés du monde. Les degrés oscillent entre l’évocation mythologique et le récit des chroniques de l’époque de Dante. En procédant de la sorte, Dante crée un nouveau sens du monde donné. Il l’éclaire de nouvelles lueurs, ouvre des perspectives. Détruit-il le monde ? Dante, me semble-t-il ne songe même pas à renier le monde, il fait au contraire une place à celui-ci et va jusqu’à prétendre que le monde et ses représentants connaîtront la gloire du fait d’être cités dans le poème.

Mais il faut prendre encore quelques chemins de traverse avant de conclure et revenir au texte de Ricoeur. Le philosophe médiatise sa réflexion sur la référence par le recours à la phénoménologie et plus spécifiquement par le biais de Husserl et Heidegger. Je ne reprends pas sa démonstration, je passe directement à sa conclusion. Ricoeur écrit que ce qui est à interpréter dans un texte, c’est une « proposition de monde, d’un monde tel que je puisse l’habiter pour y projeter un de mes possibles les plus propres ». Il ajoute : « C’est ce que j’appelle le monde du texte, le monde propre à ce texte unique ».

Pour intéressante et juste que paraisse cette conclusion, il me semble que ce qui pose problème dans cette conclusion, c’est la notion de monde. Notion issue de la phénoménologie qui est, pour faire vite je caricature, une philosophie de la perception postulant l’existence d’un monde de phénomènes à décrire et à percevoir. Or, il reste à démontrer qu’un monde du texte existe bel et bien. Un monde qui plus est que je puisse habiter. Le texte en tant qu’objet ne génère pas de monde, mais un ensemble de significations résultant de conjectures diverses. L’auteur favorise certaines conjectures en organisant son texte d’une manière x ou y. Par une série de recoupements, le lecteur est amené à saisir un jeu du sens, mais pour qu’un monde puisse advenir, il faudrait que le sens prenne ; or, le sens ne prend jamais que provisoirement. Rien ne dit que le sens que je conjecture ne soit pas remis en cause demain par une nouvelle lecture.

Le monde que Ricoeur voit se déployer devant le texte (l’italique est de Ricoeur)  est une conjecture parmi d’autres. On serait tenté de dire que du point de vue de la théorie de l’interprétation, ça nous fait une belle jambe de conjecturer un tel monde. Autrement dit, au lieu de donner des outils, la théorie de l’interprétation de Ricoeur ne propose qu’un type de modèle d’interprétation possible : postuler que le texte est un monde. Ce qui signifie un tout cohérent qui existe d’une manière ou d’une autre et se déploie devant le texte selon les termes mêmes du philosophe : « interpréter, c’est expliquer la sorte d’être-au-monde déployé devant le texte », écrit-il. On voit bien dans cette formule qui condense la théorie de l’interprétation propre à l’herméneutique ricoeurienne que le problème se noue dans le projet même de celle-ci puisque ce projet repose sur un a priori. Cet a priori étant qu’il existe quelque chose qui est un « sorte d’être-au-monde » du texte ou un « monde » du texte tout simplement. Ce postulat est purement conjectural. Mais il est nécessaire à l’herméneutique car sans ce postulat, il est impossible de poser le pas suivant dans le cheminement de la pensée de Ricoeur. Ricoeur fait du texte le medium par excellence de la compréhension de soi propre à l’être humain : « la texture même du texte, est le medium même dans lequel seul nous pouvons nous comprendre ». Il y a là d’une part une survalorisation du texte conçu comme medium privilégié de la constitution de soi et d’autre part une survalorisation de ce qui n’est jamais qu’une conjecture, aussi intéressante et opérante puisse-t-elle être.

Cependant, je suis prêt à élargir cette nécessaire médiatisation par le texte à l’art en général, tout en constatant que, malheureusement, pour le plus grand nombre, une telle médiatisation n’existe tout simplement pas, ou plutôt, elle existe, mais elle passe par ce que l’on nomme les médias ou au mieux la culture populaire, c’est-à-dire pour être clair, Staracademy et les autres reality shows.

La survalorisation du texte comme médium est un a priori évidemment tentant à poser pour un philosophe dont l’écriture et les livres sont les principaux outils. Il faut aussi souligner que la tradition phénoménologique heidegerrienne est plutôt tournée vers le texte (survalorisation de la poésie, art mis au pinacle par Heidegger). Il existe, soyons juste, une tradition phénoménologique qui place les problèmes de la perception et donc de l’image et de l’art au premier plan. Je songe ici autant à certains textes de Husserl qu’à Merleau-Ponty et à Sartre. Mais Ricoeur semble s’inscrire plutôt dans une phénoménologie textualiste. L’herméneutique est, en outre, une science de l’interprétation qui a une vocation exclusivement textuelle. Bref, si je partage globalement la conception d’une nécessaire médiatisation de soi, je ne pense pas qu’elle doit se restreindre au texte et deuxièmement, je ne pense pas que cette médiatisation soit en soi un processus suffisant. Imaginons le pire, que je me médiatise, que je me comprennes selon l’expression de Ricoeur par le biais d’un livre aussi porteur de catastrophes que Mein Kampf. L’exemple est grossier et facile, mais il permet de saisir, me semble-t-il, la pierre d’achoppement du raisonnement de Ricoeur. Il convient d’assortir la procédure de médiatisation d’un ensemble de conditions qui nécessitent finalement de penser si pas en terme de morale au moins en terme d’éthique et de politique le sens de cette médiatisation.

Au texte se constituant en monde, en chose devant le texte, je serais tenté d’opposer l’alternative qu’offre Walter Benjamin. Plutôt que de poser un monde dont le problème est la nature purement conjecturale, Benjamin propose d’emboîter le pas au texte en le reprenant littéralement. La meilleure façon d’apprendre à écrire dit Benjamin est de recopier un texte, de le reprendre et de s’inscrire dans son geste. Le second temps de la méthode benjaminienne consiste à régler son écriture en évitant notamment de dire « je ».

On est ici dans une position tout à fait autre. Il ne s’agit plus de définir une identité, un soi, mais de régler une écriture qui deviendra ultérieurement la marque d’un auteur. En effet, Benjamin souligne combien sa règle de ne jamais écrire à la première personne le distingue des autres écrivains de son époque.

Il semble que l’on s’éloigne du propos initial, mais pas du tout. Revenons à la phénoménologie et à Ricoeur. Ricoeur présente sa position comme une réponse à Descartes qui définit l’identité comme une saisie immédiate de soi, c’est le cogito. À cette saisie immédiate, Ricoeur oppose la médiateté textuelle d’un soi se comprenant, se saisissant par le biais du texte. À cette entreprise qui vise à donner une densité au soi, Benjamin, et je me range à cette conception, offre une sortie, une rupture. La question n’est plus de se saisir, de se comprendre, mais de reprendre un geste et de trouver une règle qui permette de prolonger d’une manière ou d’une autre ce geste (je laisse ouverte la nature du geste qui pour moi peut être artistique ou/ et littéraire / scripturaire). L’accent est donc posé moins sur l’auteur ou le soi tout simplement, le soi en quête de constitution, que sur le processus qui va marquer un geste de soi. Geste qui peut être pris et repris par quiconque le désire.   

Ces considérations s’inscrivent dans les réflexions que ces derniers temps je laissais tournoyer sous formes de doutes et de craintes, craintes et tremblements comme dit Kierkegaard. Ces considérations ne sont pas définitives. Tout au plus constituent-elles un premier jet, un premier pas posé en direction d’une réponse au sens que je voudrais pouvoir accorder à mon travail quotidien.

Ce billet d’une longueur inhabituelle, je l’abandonne aux lecteurs qui ont accepté le silence de ces quelques jours et à la brume qui hante le plateau.

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