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La Nouvelle Lettre du Jeudi
23 janvier 2008

Les heures de R.

Encore plongée dans la pénombre, malgré une grande et belle clarté qui s’avance doucement sur le plateau, la maison immobile regarde vers l’Ouest. Nul éléphant, nul lion, nul rhinocéros. On nous a déjà répété souvent que ce paysage avait tout d’une plaine africaine. L’herbe y demeure jaune pâle, invariablement. Le massif calcaire n’est qu’une passoire, l’eau n’arrête sa course qu’une fois qu’elle a trouvé une roche plus résistante. Elle sombre dans les profondeurs sans stagner à la surface : d’où la couleur éternellement jaune de l’herbe. Je ne connais rien de plus suggestif que cette herbe jaune qui dodeline sous le vent. Le motif me conduit sur les chemins de Kurozawa et de son film Dersou Ouzala. Un rêve de forêt s’empare facilement de moi, le mot « steppe » me tire à lui sans difficulté (dire que je vais survoler, demain, une partie des paysages de ce film !). Le feu m’écoute écrire ces mots. On devient animiste ici. La colline est violette, mauve, comme dans un tableau de Munch. Tout se parle. Tout s’écoute. 

Le tableau ne doit pas être trop parfait. Il doit y avoir une ombre au tableau. Le film de Truffaut navigue très bien sur cette eau. Jules et Jim a beau avoir cette tonalité paradisiaque, la vie n’y est pas moins peinte avec toutes ces contradictions et ces choix douloureux. Comme s’il était impossible d’échapper au schéma social : comment les villageois nomment le trio du chalet, les idiots ou les fous. La fin du film est une solution terrible qui ne résout rien, sauf à ajouter de l’absence. On essaye de trouver de nouvelles configurations, on veut la paix et l’amour, l’harmonie, la beauté, le désir devrait circuler, mais non, il y a quelque chose qui ne va pas. Malgré tout, le film me garde dans son sillage. Je demeure totalement sous le charme de ses personnages. Le monde qu’il décrit, et qui m’évoque les pages les plus sereines du Rousseau contemplatif (qui serein ne l’était guère), serait le monde auquel je pourrais adhérer avec le moins de réserve. Me manque cette société-là ; mais elle n’existe pas, n’a jamais existé, sans doute. C’est bien dommage.

Je trouve à la page sept cent cinquante-huit de l'édition Folio classique des Confessions le passage qui me permet de passer de Truffaut à Rousseau. Le philosophe (ou comment l'appeler ? le penseur ? l'écrivain?) s'est installé sur l'île de Saint-Pierre au milieu du lac de Bienne  :

"Je fis là l'essai d'une douce vie dans laquelle j'aurais voulu passer la mienne, et dont le goût que j'y pris ne servit qu'à me faire mieux sentir l'amertume de celle qui devait si promptement y succéder.

J'ai toujours aimé l'eau passionnément, et sa vue me jette dans une rêverie délicieuse quoique souvent sans objet déterminé. Je ne manquais point à mon lever, lorsqu'il faisait beau, de courir sur la terrasse humer l'air salubre et frais du matin, et planer des yeux sur l'horizon de ce beau lac, dont les rives et les montagnes qui le bordent enchantaient ma vue."

De la terrasse et de son esprit, il n'est que trop aisé de passer aux livres de Renaud Camus et de me rappeler que ce volume-là du Journal, L'esprit des terrasses, je ne l'ai pas encore lu. On voit combien en tous les cas l'oeuvre de cet auteur plonge ses racines dans l'épaisseur de la littérature. On ne naît pas de rien. Il est amusant de relever la hâte de Rousseau à se perdre dans l'île et de se débarrasser du courrier qu'il doit écrire. On peut dire de lui autant que de Renaud Camus ce qu'un lecteur du dernier disait, il écrit pour ne pas écrire. La passion du voir chez Rousseau est très proche aussi de l'exercice continuel du regard auquel se livre Renaud Camus. "Je ne voulais pas laisser un poil d'herbe sans analyse" s'écrie Rousseau. Il me semble que ce pourrait être aussi une expression camusienne. il suffirait de changer le mot "herbe" par le mot "château", par exemple (ce qui susciterait une bien étrange image : "un poil de château"!). "Après le déjeuner, je me hâtais d'écrire en rechignant quelques malheureuses lettres, aspirant avec ardeur à l'heureux moment de n'en plus écrire du tout", écrit Jean-Jacques Rousseau. Du chalet de Jules, au château de Renaud, en passant par la demeure de Jean-Jacques, la rêverie, je dois bien l'avouer, n'a aucun mal à circuler.



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Commentaires
H
Dans l'île au milieu du lac de Bienne: "Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m'offrait l'image, mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait et qui, sans aucun concours actif de mon âme, ne laissait pas de m'attacher au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu je ne pouvais m'arracher de là sans effort." Rêveries du promeneur solitaire, Cinquième promenade.
A
Tous mes vœux au voyageur d’hiver, que le bon vent souffle par là-bas!<br /> <br /> (Et qu'au cours du long vol,contrairement à notre écrivain préféré en de semblables circonstances,l'hôtesse lui laisse tout le loisir d’exercer son amour de la « cartographie cartographiante ».)
La Nouvelle Lettre du Jeudi
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