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La Nouvelle Lettre du Jeudi
11 février 2010

Reprise de l’épigraphe sous un nouvel éclairage. Notes sur l’esthétique du jeune Joyce (suite III).

« celui qui était capable de désenchevêtrer dans toute sa
précision l’âme subtile de l’image d’entre les mailles
des conditions qui la déterminent et de la réincarner
selon les conditions artistiques, choisies comme
les plus conformes à son nouvel office, — celui-là
était l’artiste suprême »

James Joyce, Stephen le Héros.

« J’aimerais que tu sois entourée par tout
ce que l’art offre de délicat,
de beau, de noble »

James Joyce, Lettres à Nora Barnacle Joyce.



L’amour est donc un mot extrêmement ambivalent dans l’œuvre de Joyce. Amour intellectuel, dans la lignée d’un Dante, nous l’avons souligné, mais amour charnel aussi de Stephen pour Emma et donc de Joyce pour Nora. Le témoignage de cet amour ardent est lisible dans la correspondance publiée dans le volume de la Pléiade consacré à l’œuvre de James Joyce. Lors d’un séjour qu’il fit à Dublin, ayant laissé sa jeune épouse à Trieste, James Joyce lui écrit des lettres enflammées, lettres attisées par un désir que la distance accentue jusqu’à l’intolérable.

Cette correspondance est un échange au sens propre et l’amour physique, réel, y donne toute sa mesure comme on peut le lire dans le passage suivant :

« trembler d’amour pour toi en entendant tel accord ou telle cadence musicale, ou bien d’être couché avec toi, tête-bêche, sentant tes doigts me caresser et me chatouiller les couilles ou fichés en moi par derrière, et tes lèvres chaudes suçant ma bitte, tandis que ma tête est coincée entre tes grosses cuisses, mes mains serrant les coussins ronds de ton cul et ma langue léchant avidement ton con rouge et dru ».

Si cette lettre avait été écrite par un autre que Joyce, un autre qui ne fut ni artiste ni écrivain, ni poète, ce passage n’aurait que l’intérêt sexuel qu’il peut susciter (ce qui n'est déjà pas mal), mais d’emblée se lit dans la prose amoureuse de Joyce la liaison intime à la cadence musicale et aux accords. Dès lors la lettre à Nora, et à mon avis l’ensemble des lettres à Nora, éclairent sous un nouvel angle le mot « amour » qui gagne en sueur, en larmes, en tactilité, en corps. C’est-à-dire ce supplément qui distinguait Dante du poète Guinizelli (cf. à ce propos les remarques d’Auerbach dans ses « Écrits sur Dante », p.58 à 60).

Cet éclairage oblique du terme « amour » dans l’œuvre de Joyce ne doit pas être entendu comme un plaidoyer soudain pour le petit fait vrai qui justifierait et expliquerait enfin le sens d’une œuvre complexe. Ce n’est pas aussi élémentaire. Car ce qui déclenche d’une certaine façon la prose du désir chez Joyce, si l’on suit l’ordre du fragment cité ci-dessus, c’est d’abord l’évocation de la cadence et de l’accord. L’amour physique, concret, réel pour Nora s’inscrit dans un maillage poétique et sentimental, les deux aspects se relançant mutuellement. Et mieux encore, dans l’image sexuelle décrite par Joyce, le lecteur qui se limiterait au regard en omettant l’audition perdrait en jouissance textuelle. De même qu’il ne faudrait pas ne pas voir et sentir que la langue de Joyce s’est aussi forgée au contact du « con rouge et dru » de Nora. Nora qui au moment où Joyce écrit cette lettre vit à Trieste, ce qui n’a rien d’anecdotique. Lorsque Joyce écrit qu’il lèche avidement le con rouge et dru de sa jeune femme, il n’oublie sans doute pas, et comment l’oublierait-il, que c’est une irlandaise exilée en Italie qu’il lèche symboliquement par lettre interposée. C’est donc, si l’on veut bien transposer l’image sexuelle, une Irlande « déterritorialisée » que lèche le jeune écrivain. C’est l’invention d’une autre Irlande et forcément d’une autre langue.

Persistons dans la glose et notons que la position renversée, tête-bêche, induit un rapport littéralement séminal à la langue, la langue de Nora, certes, mais la langue aussi bien tant les deux plans s’interpénètrent, la langue linguistique et la langue organe vivant. C’est la langue qui est arrosée du liquide séminal de Joyce. L’image des corps imbriqués et renversés devient une métaphore active qui agit sur le texte et l’érotise. Dans cette correspondance, c’est bien entendu un rapport très spécifique de l’auteur et du lecteur qui s’instaure, rapport à double sens où les rôles et les positions s’échangent sans cesse.

Le désir de Joyce est réel, concret et poétique. Son amour pour Nora s’inscrit dans le maillage de son œuvre et l’image de  cet amour dans la lettre éclaire sous un nouveau jour les textes de Joyce. Ainsi l’image de Nora aimée, mais aimée à l’étranger, devient-elle comme une métaphore du texte et plus largement de l’œuvre. Et l’œuvre s’imprègne de cet amour, au même titre qu’elle s’imprègne de la compréhension de l’amour chez Dante. Cette courbe de l’émotion qui évoque le calcul proprement poétique est aussi une évocation de l’amour concret. C’est la même langue qui chante et qui lèche pour dire les choses simplement. La position éthico-esthétique de Joyce n’est donc pas une pure posture intellectuelle, elle se confond avec la vie même de James Joyce.


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