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La Nouvelle Lettre du Jeudi
15 février 2010

De l’Impossibilité d’un journal de guerre.

Notes sur Le château d’Udine de Carlo Emilio Gadda, ouvrage publié dans la collection "Les Cahiers Rouges" chez Grasset.

Mais ce furent des bouffées passagères,
comme des sursauts refrénés : des montées de sang au cerveau.
Des trucs sans importance.


Carlo Emilio Gadda, Le château d’Udine.



Livre morcelé, pulvérisé, comme sous l’impact d’un projectile sans doute « sans importance », livre ironique, mais non cynique, Le château d’Udine de Carlo Emilio Gadda, contient un chapitre (mais « chapitre » n’est pas le bon mot, il faudrait écrire « éclat » ou « morceau » ou « pièce » ou « fragment ») qui met en crise la littérature diariste et plus largement la littérature qui prétend au témoignage.

«L’éclat » s’intitule : Impossibilité d’un journal de guerre. Il faut d’abord savoir que la première guerre mondiale a été une expérience déterminante dans la vie de l’écrivain italien. Il a combattu en tant que lieutenant sur le front alpin et a connu ensuite une dure et cruelle captivité dans un lager allemand. Gadda appartient donc à cette génération d’écrivains que la guerre a profondément marqué d’une marque indélébile. Or, à la différence d’un Remarque, que cite Gadda, il semble à l’auteur du château d’Udine impossible de rendre compte des faits de cette guerre — il est vrai notons la restriction — par la forme littéraire du journal.

À cela certainement une grande variété de raisons, sans doute l’horreur elle-même de la chose joue-t-elle un rôle, quoique Gadda signale qu’il est « descendu au ras des faits, péremptoires et banals, de la vie guerrière ». Il doit bien y avoir quelque trauma ou bien est-ce cette opacité des corps meurtris ? En tous les cas, en ce point, il est crucial de souligner le fait que l’écrivain italien a tenu un carnet de notes au cours de cette guerre. Il a écrit « sur le vif », enregistré le drame. L’impossibilité  est déclarée de façon postérieure par la reprise des notes. L’impossibilité s’expliquerait selon deux aspects distincts.

D’une part, des angoisses vécues, Gadda mentionne qu’il n’en coulera qu’un centième de sa plume et d’autre part, la rhétorique partout dans le texte l’emporte sur le reste. « Je suis un rhéteur » affirme l’auteur. Et mieux encore : « Des fois, après des heures, après des jours, ils me réduisirent à moins qu’une loque. Mais rageuse, ma rhétorique reprit toutes les fois le dessus », écrit-il.

La rhétorique l’emporte donc sur tout, l’absence d’une coïncidence radicale entre les faits et le témoignage par écrit que déplore Gadda est finalement secondaire. Les métaphores, le jeu des métonymies, les métalepses, les néologismes, bref toutes les figures de la rhétorique sont comme les poutrelles d’une construction sophistiquée qui maintient l’énergie furieuse, offensive, sarcastique de la prose gaddesque. Là où d’autres témoignent, Gadda, lui, après s’être trempé dans la banalité de l’horreur guerrière entreprend de re-construire un édifice littéraire qui se tienne non pas sur ce qui est raconté, sur le fait, sur le témoignage, mais qui se tienne sur ce qui constitue la vie même de la langue.

Carlo Emilio Gadda inverse le préjugé défavorable que subit la rhétorique souvent jugée trop froide, trop rigide, excessivement artificielle. Il en fait un analogon de la vie, ou mieux, la vie par excellence du texte et de l’écriture. De ce point de vue, l’on peut se demander si l’œuvre de Gadda n’offre pas aux lecteurs une prose qui ferait sentir de façon plus aigue le fait de guerre que ne le fait la prose plus sage et moins ouvertement rhétoricienne d’un Remarque. Ou, pour tourner la chose autrement, la rhétorique, tout en refoulant le témoignage du diariste, transmue les notes qui constituent le journal et porte ce faisant la prose à un point d’incandescence du sensible qui transforme enfin la banalité guerrière en un possible objet de deuil :"Alors, dans l'éboulis tragique de la pierraille en ruine, j'étendis une toile pour les sacrifiés : le caillou n'offrait pas de tombe ni de couronne". Ainsi, tout le texte, par le pur jeu de la rhétorique et de la métonymie plus particulièrement, se confond avec cette toile de tente réglementaire que symboliquement Gadda pose sur les sacrifiés de la guerre.


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