Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La Nouvelle Lettre du Jeudi
19 janvier 2009

À l'ombre de Bellacqua

La paura, la paura, la paura ! Trois fois dès le début du chant I de L’Enfer, Dante évoque la peur. Peur qui en italien prend des accents plus dramatiques encore à cause de la syllabe supplémentaire et du rapport entre le son « p » et « r » et le son « au » et « a ». La seconde syllabe évoque quelque chose comme une chute, une descente, une césure. La brève coupant, arrêtant l’élan de la longue. Cette tension syllabique est à l’image du chant lui-même qui joue entre avancée et arrêt. Jeu qui exprime les craintes et les doutes du narrateur aussi bien que du scripteur et qui installe d’emblée une crise, un nœud, qui donne aux vers leur aspect âpre (e aspra e forte). À l’ombre de Dante, il y a encore bien des livres à écrire. Beckett, lui, a écrit une œuvre tout inspiré par Bellacqua : « et il dut voir le rocher à l’ombre duquel j’étais tapi, à la façon de Belacqua… ». C’est dans Molloy, et c’est comme ça dans tout le reste de l’œuvre jusque dans les plus formelles comme Quad dont la mise en scène par Beckett lui-même évoque on ne peut mieux les ombres infernales furtives qui essayent de s’échapper des mains des démons lancés à leur poursuite.

Combien d’heures de lectures, d’études, de gloses, avant de commencer à écrire vraiment, ce qui s’appelle écrire. Avant d’arriver à l’évidence de son style, de son œuvre, un auteur comme Beckett a été un étudiant passionné et studieux, un disciple de Joyce duquel il s’est détaché progressivement. Il y a l’idée très répandue, et les nouveaux supports médiatiques ne font que renforcer cette idée, que l’écriture est à portée de tous. Certes, elle l’est techniquement, mais ensuite, encore faut-il avoir traversé, éprouvé, senti, vécu, les textes de quelques grands auteurs. On ne sort pas tout équipé de la cuisse de Jupiter. Quand on se réjouit à bon droit de l’accessibilité (encore que l’on ne songe guère au fait que cette accessibilité soit restreinte le plus souvent aux pays riches) des outils de création électroniques, dans le même temps, il faudrait s’interroger sur le fait de savoir si l’accès plus difficile, moins immédiat, à la connaissance sans laquelle on n’est au mieux qu’un tireur à la ligne est assurée à ceux-là même qui « écrivent » sur le net.  Rien n’est moins sûr.

D’un point de vue très étriqué, le mien en l’occurrence, quand l’on considère le chemin d’un Beckett, l’on ne peut que se dire qu’il en reste du chemin à faire avant d’arriver (si tant est que l’on n’arrive jamais et si tant est que cela soit le but) à écrire quelque chose qui ne montre pas autre chose qu’une crasse méconnaissance des lieux, de l’histoire et de tout ce qui fait qu’un texte a une densité, une profondeur (fut-elle plate comme les modernes le voulaient), une tension, une aura, un style.

Le temps de relever ces quelques points, la nuit s’est levée sur le plateau gris, morne, jaune à peine.

Lapsus, c'est le jour qui se lève.

Publicité
Publicité
Commentaires
La Nouvelle Lettre du Jeudi
Publicité
Archives
Newsletter
Publicité