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La Nouvelle Lettre du Jeudi
20 janvier 2009

Troppo fiso!

À l’ombre de Bellacqua, persistons à nos gloses. Le chant XXXII du Purgatoire offre en son début une magistrale mise en scène du regard. C’est une leçon sur la fascination d’abord pour le narrateur et c’en est une ensuite pour le lecteur. Cette leçon d’optique est en réalité une leçon de poétique du regard.
Dante assiste à une procession, Virgile n’est plus là. Le paradis s’ouvre à lui. Or, Dante commence par se faire morigéner par des déesses à cause de son regard trop fixe (Troppo fiso !) :

Mes yeux étaient appliqués si fixement
A étancher une soif de dix années,
Qu’étaient endormis tous mes autres sens.
De part et d’autre ils avaient des parois
D’indifférence — à tel point le saint sourire
Les tirait à soi dans les rets du passé — ;
Quand, par force, fut détourné mon visage
Vers la gauche, à la voix des trois déesses,
Car je les entendis dire : « Trop fixe ! »


Il faut entendre l’injonction des déesses à plusieurs niveaux. Primo, les déesses s’adressent à Dante, au Dante narrateur, dont le regard par excès de fascination manque une grande partie de la procession. Mais l’injonction doit aussi se lire comme une injonction poétique au lecteur dont le regard doit être mobile.

La mobilité doit être entendue d’un point de vue matériel et concret. Il s’agit de repérer au-delà de la représentation le jeu de rimes qui donne au poème sa texture. Je reproduis la version originale pour en prendre la bonne mesure :

Tant’eran li occhi miei fissi e attenti
A disbramarsi la decenne sete,
Che li altri sensi m’eran tutti spenti.
Ed essi quinci e quindi avien parete
Di non caler — cosi lo santo riso
A sé traéli con l’antica rete ! — ;
Quando per forza mi fu volto il viso
Ver’ la sinistra mia da quelle dee,
Perch’io udi’ da loro un « Troppo fiso ! » ;


Si l’on se laisse aller au premier degré de perception du texte, si l’on est fasciné, hypnotisé par le jeu représentatif, la fixité d’un tel regard empêche de percevoir les autres dimensions du poème que l’œil plus mobile pourrait repérer. Par exemple, le jeu de rimes internes qui donne au vers sa teneur visuelle : le son « ra » et son contraire le son « ar » ou le son « is » et le son « si » ou le jeu des répétitions sonores « quinci e quindi », les tirets deviennent comme l’expression graphique de l’endormissement des sens (la position horizontale du dormeur), signalent en tous les cas un temps d'arrêt, etc.

Ce regard « ver’ la sinistra » qui inscite à regarder vraiment ce qui se passe, à prendre la mesure du spectacle poétique dans toute sa mesure et démesure, pourrait être rapproché de ce regard oblique qui dans la Recherche invite à regarder autrement ce qu’on lit et à découvrir de nouveaux rapports, de nouvelles liaisons entre les mots (cf. par exemple la circulation de la syllabe « er » dans l’œuvre de Proust).

La mobilité du regard dans le projet de Dante est central, la Comédie est une expérience totale du regard. Totale en ce sens que le poète fait parcourir un arc de cercle au regard qui part du noir le plus intense pour aller vers le blanc le plus lumineux (et aveuglant). Ce trajet est une longue réflexion poétique sur ce que c’est que voir avec des mots. C’est aussi une interrogation concrète sur ce qui n’est pas dicible par excès d’opacité aussi bien que par excès de clarté. La noirceur infernale a la même conséquence que la clarté divine, elle pose une limite au langage poétique. En termes de contrainte, on conçoit bien le gain poétique d’une telle limite.

Il faut le dire et le répéter, la Comédie n’est pas seulement une belle et fascinante description de l’ordre théologique et philosophique d’une époque révolue, c’est aussi une expérience poétique audacieuse et ambitieuse. Expérience qui, pour peu qu’on accepte d’écouter la voix des trois déesses, nous introduit dans un espace qui prépare et annonce les recherches de la poésie moderne d’une part et qui surtout constitue un espace visuel et sonore d’une complexité riche et féconde. De même que le narrateur Dante regarde vers la gauche et découvre ce faisant des choses nouvelles, le lecteur est invité, lui aussi à tourner la tête vers la gauche. Tourner la tête vers la gauche dans un texte, c’est forcément relire ce qui vient d’être lu ou bien c’est prendre conscience du blanc qui entoure le texte. Relire, c’est mieux voir et c’est donc mieux percevoir et sentir ce qui se joue dans le poème. C’est voir et entendre ce jeu visuel et sonore singulier, réglé, extrêmement mobile, sans lequel un poème n’est qu’un mauvais poème.

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