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La Nouvelle Lettre du Jeudi
15 décembre 2008

Nouvelles Hivernales

« Je dis ça maintenant, mais au fond qu’en sais-je maintenant, de cette époque, maintenant que grêlent sur moi les mots glacés de sens et que le monde meurt aussi, lâchement, lourdement nommé ? » C’est Beckett qui m’a amené à lire Dante. Dante affleure partout dans le texte beckettien, c’est un truisme que de le dire. Certes, il n’y a pas que Dante, il faut compter avec Proust également, mais à mesure que je lis Dante et relis Beckett, il apparaît très nettement que l’influence du poète florentin prime sur les autres. « maintenant que grêlent sur moi les mots glacés de sens… » est une phrase qui sonne comme un motif infernal et évoque aisément les malheureux damnés saisis par la glace ou courant nus sous des déluges de feu. Quant au dernier fragment de la citation, il a une allure de Golgotha, le monde mourant à l’instar du Christ, abandonné. Ce n’est pas à une analyse comparatiste qu’il s’agit de se livrer. Loin de moi cette idée.  Il s’agit plutôt de mesurer combien les lectures de Dante par Beckett l’ont imprégné. Au point que souvent le texte dantesque fasse retour à la surface du texte beckettien de manière quasi naturelle et spontanée.

Dans les derniers vers du Paradis, on peut lire comme une définition de la poétique moderne qui se déploie dans le texte de Beckett :

« Tel s’adonne et se voue le géomètre
à mesurer le cercle, sans trouver
dans sa pensée le principe qui manque,
»

On songe ici à Kafka, forcément, à cause du géomètre. Mais surtout, l’on est saisi par la modernité incroyable du texte. On a ici, dépouillée de tout ornement, la figure moderne littéraire par excellence : l’écrivain, le poète est présenté comme celui qui se voue à « mesurer le cercle », mesure sans espoir puisque le principe qui pourrait être dévoilé par une telle opération se dérobe.

Or, dans le chant XXV de l’Enfer, sur un autre plan de la poétique, Dante de façon superbement fine et pédagogique montre littéralement le saut qu’il opère dans la définition même de l’acte d’écrire. Comme je l’évoquais précédemment, dans ce chant, on observe que l’intérêt en ce qui se rapporte au jeu du regard dans le texte se déplace du motif lui-même vers la formation du motif, ce qui change tout. On a en effet d’abord un centaure très spectaculaire et remarquable tandis que le chant se termine par une opération au sens clinique au cours de laquelle le lecteur — et d’abord Dante lui-même en compagnie de Virgile, assiste à l’ensemble des modifications techniques qui procèdent à l’échange intégral entre un damné et un serpent, l’un devenant l’autre et inversement. Chaque étape de l’échange est décrite. L’aspect spectaculaire de l’image s’est donc déplacé du motif en tant que tel au processus qui génère l’image. Autrement dit, ce n’est plus l’apparence tonitruante du centaure qui retient l’intérêt de Dante, mais la manière dont l’image se fabrique.

Cette volonté de montrer le comment de la chose (versant renaissant de Dante) augmente de manière dramatique l’intérêt de l’ultime scène. De fait, un trait de foudre aveugle le narrateur. Mais il s’agit de bien mesurer ici ce qui est voilé. Car au moment où ce trait de foudre aveugle le personnage Dante du poème, celui-ci désirait voir comment l’image de l’homme s’intègre dans le cercle du Paradis. Or cela ne lui est pas permis.

Le principe manquant évoqué quelques lignes plus haut apparaît dès lors comme un principe exclusif au sens fort du terme qui désormais empêche l’homme, le narrateur, de coïncider avec le monde qu’il décrit. Ici, sans doute, naît l’intuition de cette césure qui ne cessera de hanter la modernité, cette impossibilité à coïncider avec les choses et littérairement parlant, cette impossibilité de faire coïncider le langage avec ce à quoi il se réfère. 

Ce qui est fascinant dans le cas de Dante, c’est de voir émerger cette intuition au sein même d’une description unique et singulière, totale pour ainsi dire, d’un monde spirituel sensé être absolu et incontestable. Or, au moment même où l’œuvre de Dante donne à ce monde spirituel une forme, et quasi une existence (il faut ici imaginer ceux qui lurent les premiers le texte de Dante, pour eux le degré de réel du texte devait avoir une tout autre densité et crédibilité), le principe qui régit ce monde se dérobe et ouvre une béance qui plus jamais ne sera comblée. 

On peut formuler cette hypothèse que si le poème dantesque n’avait été qu’une description religieuse et spirituelle d’un mystique fervent, il aurait sans doute été moins lu, ou n’aurait-il été lu que par les croyants. Et, en tous les cas, n’aurait pas eu sur la littérature moderne l’impact qu’il a eu. Ce disant, il n’est pas question de gommer l’impact de la croyance chrétienne dans le texte, ni même de remettre en cause la ferveur de Dante lui-même, mais de tenter de saisir l’ambivalence de la position de Dante, encore croyant, mais déjà ailleurs. 

Le paysage est blanc et gelé, ce n’est pas l’Enfer néanmoins. À moins qu’au Barral quelque damné ne s’y gèle. L’idée première de ce post avait été de commenter les articles de Simmel à propos de Rome, Venise et Florence. Commentaires qui me paraissent être une prolongation possible aux réflexions sur le rapport entre le paysage et la poésie. Mais la longueur de ces paragraphes reporte à plus tard de telles considérations.

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