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La Nouvelle Lettre du Jeudi
19 septembre 2008

Autres fadeurs nouvelles

Chaque matin, le plateau sec et silencieux se reconstitue en horizon de pensées, de mots, de phrases. Extension de la bibliothèque, interlocuteur au même titre que les livres, il m’apprend le métier de vivre avec autant de patience amicale, autant de présence et d’absence, que les auteurs qui habitent cette solitude de R. N’ayant obtempéré aux injonctions du jour et de l’aube, de longs et fantomatiques serpents de brumes s’attardent encore sur le causse. Le silence est absolu, quasi impératif. Il n’y a que le sifflement bas de l’ordinateur qui perturbe l’ordonnancement matinal, et quelque lointain bruit de moteur d’une voiture égarée dans les lacets des chemins invisibles. Un oiseau se croit au printemps, siffle puis s’arrête. C’est le silence de nouveau. La fenêtre est ouverte.

Lectures croisées de Nietzsche et de Musil. Il est dommage que Pajak se soit risqué dans son Nietzsche et son père à une explication psychanalytique de la pensée nietzschéenne. Explication un peu confuse et au résultat quelque peu prémédité. Pajak est inégal. Il a tort, je crois, de faire un livre par an. Cela se ressent à la lecture. Les premiers livres sont plus denses, plus sophistiqués dans la stratification sémantique et dans le jeu des échanges dessin vs écriture. Au-delà de ces remarques générales, il faut néanmoins reconnaître que Pajak a inventé une nouvelle forme littéraire. Pajak n’est jamais aussi fort que lorsqu’il parle des auteurs qu’il aime et qu’il lit, lorsqu’il met en scène leur biographie. Le livre qu’il a consacré à Turin, à Pavese et à Nietzsche est mon préféré et, je pense, le meilleur. Turin ne me quitte pas, mais quitte-t-on jamais cette ville ?

Nietzsche non plus ne me quitte pas, et tant d’autres ombres il est vrai. C’est tout un cortège. Et au sein de ce cortège, cette phrase de Musil : « Mais, même en dehors de cela, il ne cessait de se passer des choses qu’on mettait toujours quelque temps à définir, de sorte que tous ces événements, comme un roulement de tambour, semblaient précéder au fond des âmes quelque chose d’encore invisible ».

Nietzsche est très présent dans l’œuvre de Musil, au point que l’on peut quasiment le considérer comme un personnage à part entière de « l’homme sans qualité ». L’attrait de ce philosophe s’explique d’abord par la qualité de sa prose. Bien que « La naissance de la tragédie » soit un livre encore très marqué par un style scolaire et démonstratif typique du style universitaire ; ce qui en soi n’est pas un mal, mais nuit au plaisir de la lecture. Nietzsche était bien conscient des faiblesses stylistiques du livre puisqu’il le signale lui-même dans la préface qui s’intitule « Essai d’autocritique ». Nietzsche a raison de parler à propos de son livre de jeunesse d’un « livre étrange et difficile d’accès ». À mon avis, le lecteur qui n’est pas, ne serait-ce qu’un peu, familier de l’univers de la Grèce antique ne peut pas saisir tout à fait le propos du jeune Nietzsche. Le livre est une tentative de justification d’un art grec : « Pour quoi faire — l’art grec ?... » écrit très explicitement le philosophe. C’est aussi une tentative de donner à la sphère esthétique un fondement, et en cela, il s’agit d’un livre métaphysique. Une métaphysique qui tente de répondre à la question « qu’est-ce que le dyonisiaque ? » et qui pose que « l’existence du monde ne se justifie qu’en tant que phénomène esthétique ».

Il nous faut être particulièrement attentif à cette métaphysique car, suite à quelque ruse et intrigue de l’histoire, sur un mode tantôt ironique, presque scandaleux, et tantôt littéral, il se pourrait bien qu’elle constitue le socle de notre monde. Les photographies des Talibans n’esthétisent-elles pas, et in fine ne justifient-elles pas, en un sens, l’existence de la guerre au même titre que les œuvres de Damien Hirst qui esthétisent et justifient la mort des animaux qu’il exhibe dans le formol ?  Autrement dit, la logique métaphysique de notre monde ne se tient-elle pas toute entière dans l’image médiatique esthétisée ?  C’est là une réduction malheureuse et tragique pour le coup du phénomène esthétique. Et il faudrait s’empresser bien vite de distinguer « phénomène esthétique » et « phénomène esthétique ». Mais, néanmoins, force est de constater que l’esthétisation de la sphère de l’existence, et de la vie en général, paraît être devenu la règle. Une fois encore, la réussite de Damien Hirst, et de Jeff Koons aussi bien, confirme cela. Koons et Hirst, c’est le bizness esthétisé, c’est l’accomplissement du constat de Warhol selon lequel « l’art est un bizness à New York ». Le monde entier est devenu pop. Chacun y a son heure de gloire, les Talibans comme les autres. Warhol accomplit Nietzsche en ce sens. Les médias esthétisent le monde, transforment tout en phénomène esthétique. La particularité de cette saisie du phénomène esthétique cependant consiste à être détaché de toute emprise de l’éthique. Or, pour sortir de cette esthétisation, il n’y a qu’un chemin qui consiste à reconnaître que l’esthétique est la face d’une pièce dont le côté pile est l’éthique. La difficulté du travail de l’artiste est d’envisager ce rapport délicat de l’éthique et de l’esthétique et de l’affirmer sans sombrer dans la bonne pensée, le politiquement correct et la démagogie humaniste.

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