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La Nouvelle Lettre du Jeudi
1 septembre 2008

La voce de la luna

pour Didier Goux,

Il convient néanmoins de souligner que dans l’esprit de Barthes, le régime monosémique n’existe pas dans notre société parce qu’il s’agit d’un régime a-symbolique. Or, dit Barthes, «il y a, grâce à la télévision, à la grande presse, à la radio, aux films, un grand brassage de symboles dans notre société ». Sans doute, ajouterait-il, à la liste des médias, la blogosphère et l’internet en général.

Dans cette concession, mais en est-ce vraiment une, doit-on voir de la naïveté de la part de Barthes ou bien, autre hypothèse, la situation médiatique à son époque était-elle plus ouverte qu’aujourd’hui ? Je ne peux répondre à cette question, quoique, j’ai une idée de la réponse. La tenue générale des médias du temps de Barthes était encore d’un niveau tout à fait correct même si « Au théâtre ce soir » ne frisait pas toujours le génie, loin de là.

Pour se faire une idée de ce qui s’est passé, on peut se référer au cinéma de Fellini. Les films de Fellini disent la fin d’une société : « Roma », « La Dolce Vita », par exemple. Ensuite, les films du cinéaste montrent l’état de la société après que la classe sociale qu’il montrait dans « Roma », la haute et bonne société, a disparu.  C’est le cas de « La voce de la luna ». Dans ce film, Fellini montre un dernier combat contre un monde dont le fond est devenu monosémique. La scène du dancing saturé de bruit et de corps est révélatrice, me semble-t-il, du constat de Fellini. Le cinéaste montre très bien la collusion de la puissance, la mauvaise puissance, et de la nouvelle « musique ». Bien entendu, le constat de Fellini est stratifié et, lui, polysémique. Fellini ne dit pas, regardez le mauvais monde nouveau, écoutez ce bruit épouvantable, constatez cette sauvagerie ! Bien que dans un sens, il le dise, il dit même cela très brutalement, très directement, mais il y a un fond humaniste chez Fellini, et malgré ce qu’il voit et entend, il persiste à maintenir une croyance en l’humanité. Fellini n’est pas un cynique. Il nous confronte frontalement à la réalité du nouveau monde et de la nouvelle société, mais il maintient pour les hommes et les femmes de ce monde émergent, auquel on sent bien qu’il n’adhère pas, un réel amour, une réelle tendresse.

Libre à chacun d’entendre et d’écouter la voix de la lune. Oui, certes, mais cette voix devient de plus en plus difficile à percevoir. La modernité est un rouleau compresseur qui ne fait pas dans la dentelle. Fellini montre admirablement la grossièreté moderne des appareils de sonorisation, les vêtements vulgaires, la lourdeur de la danse, la médiocrité de la « musique ». Tout de ce point de vue ne fait que s’amplifier. Ce que montre « La voce de la luna » est vrai aujourd'hui exposant mille. Mais est tout aussi vrai aussi le fait que quelques-uns persistent à entendre la voix de la lune. Et le miracle est que, même avec cette matière grossière et vulgaire, Fellini parvient à la légèreté. Qu’un tel film soit possible malgré cet état de civilisation, montre que tout n’est pas perdu. Mais jusque quand sera-t-il possible d’entendre cette voix ?

Tout cela, je l’écris alors qu’une belle clarté baigne le Barral. Le causse retrouve la sérénité de son authentique saison, sérénité précaire parce que la saison authentique, c’est aussi la saison de la chasse, et sérénité précaire car sorti tout droit du film de Fellini, des promoteurs du monde nouveau veulent implanter une centaine de chalets pour touristes avec piscine et supérette du côté de la Jurade. Ce qui est le début de la fin et signifie tout platement que la banlieue nous a rejoint. Le causse déjà abîmé vit ses derniers mois peut-être de quiétude, ses derniers mois de paysage. Barthes a bien raison de souligner que la monosémie est aussi le régime de la cécité. L'esprit d'entreprise est ce qui meut et détruit le monde moderne. Le plus curieux est que cette destruction se pratique dans l'hilarité perpétuelle. Souriez quand vous démolissez !

Addenda :

Encore faudrait-il préciser que Fellini, dans le film "La dolce vita", propose une image qui pourrait être également un début d'explication à la disparition de la haute et bonne société, je veux dire cette société aisée, lettrée et cultivée que l'on voit dans quelques séquences du film. Et le moins que l'on puisse dire est que cette explication est rugueuse, violente et déplaisante. Car, selon l'image que suggère le cinéaste, la haute et bonne société disparaît non pas parce que quelqu'un la supprime, ou décide de la supprimer, mais parce qu'elle se supprime elle-même : le père de la famille exemplaire, érudit, mélomane, musicien lui-même, se suicide et emporte dans la tombe ses enfants ; manière  de souligner qu'il n'y aura pas ou plus de descendance possible.  Fellini touche peut-être quelque chose en proposant cette piste de réflexion. Cette classe sociale a peut-être (ici le "peut-être" est partout de rigueur) atteint un trop grand degré de raffinement et de sensibilité, elle ne pouvait pas survivre au monstre qu'elle avait enfanté, cette civilisation moderne bourgeoise et éclairée, assoiffée de vitesse et mue par la volonté d'entreprendre. Cette classe sociale était devenue incompatible avec cette modernité effrénée, sa disparition était écrite dans le grand livre des comptes de l'histoire.  Et par une ruse diabolique, elle se supprimait elle-même, laissant libre la place et comme la nature a horreur du vide, les autres classes sociales (à moins que l'on doive dire l'autre classe sociale, c'est-à-dire la petite bourgeoisie) ont occupé les lieux. Au mieux, certains ont survécu, et c'est l'ancien préfet demi-fou errant barbu dans le monde postmoderne de "La voce de la luna". Mais s'ils ont survécu, c'est pour mener un combat à la Don Quichotte, c'est pour être les témoins de l'injure constante qui sera désormais faite à toutes leurs valeurs, à toutes leurs croyances. De ce point de vue, il y a un très actif et très réel pessimisme chez Fellini, un pessimisme radical, définitif. Je ne connais pas de récit plus poignant que le récit du suicide familial de ce personnage qui avait tout, la beauté, l'intelligence, l'aisance, le loisir, la distinction, la descendance et qu'un obscur démon mène à la mort, lui et ses deux charmants enfants.

Oui, seul le personnage, et ses enfants, meurt. Il est vrai. Et Fellini survit à cet aveu. Le cinéaste parvient même à réinventer un cinéma pour ce temps d'orage de civilisation qui est le nôtre, un cinéma pour ce monde du risible, de l'oubli de l'être et de tout ce qui fonde l'humanité dans son meilleur. Un cinéma pour Miss Gnocchi qui parvient pourtant à nous tirer vers le haut et à nous faire sourire de notre condition. L'acteur Sim dans "La voce de la luna" joue le rôle qui lui vaudra une place éternelle dans le panthéon du septième art. Quelle leçon, et combien elle est antique, mais Fellini est tout entier issu du terreau de l'Antiquité, quelle leçon donc que ce personnage devenu vivant l'habitant de sa propre tombe. Pessimiste Fellini, oui, je maintiens, mais pessimiste actif, poète, inventeur de figures fabriquées avec le matériau que lui procure son temps, et qu'importe le matériau quand la figure est belle et vivante (c'est le moment de raconter cette histoire chinoise du jeune homme séduit par une belle femme et qui meurt aussitôt qu'il l'embrasse ; il ne savait pas qu'il s'agissait d'un scorpion démoniaque travesti en jolie dame).

 

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Commentaires
D
Je me demande souvent, à vous lire, et ici plus que jamais, si vous ne seriez pas le plus pur et le plus subtil des camusiens. Votre dernier paragraphe me plonge dans la mélancolie, même ne connaissant pas les paysages dont vous parlez si souvent, et bien. Aimer avant tout ce qui s'apprête à disparaître...<br /> <br /> Et merci pour la dédicace !
La Nouvelle Lettre du Jeudi
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