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La Nouvelle Lettre du Jeudi
10 février 2008

Carré noir

pour Maryvonne,

J’ai repris la lecture des Écrits de Malevitch présentés par Andrei Nakov. Une excellente introduction à l’œuvre d’un artiste dont on ne retient, le plus souvent, que l’invention du Carré noir. Or, à propos du Carré noir, il me semble qu’on omet trop souvent un aspect du contexte dans lequel il a surgi. Cet aspect pourtant est déterminant pour prendre une mesure plus exacte de l’invention du tableau, du signe, qui devait bouleverser l’histoire de l’art à jamais. Andrei Nakov rappelle en effet que le Carré noir est apparu pour la première fois « sur le papier dans les projets de décors pour Victoire sur le soleil ». D’emblée, il semble donc que l’on ne puisse regarder le Carré noir sans tenir compte du fait qu’il apparaît dans un contexte impur : peindre un motif pour un décor de pièce de théâtre n’est pas tout à fait peindre un tableau dans l’isolement de l’atelier. Le Carré noir est donc à l’origine conçu pour participer d’un espace mis en scène. Il faut encore savoir que la pièce Victoire sur le soleil se présente comme une mise en scène de la victoire sur l’ancienne esthétique. Aussi simple soit-il, du moins il semble « simple », le Carré noir est en réalité un objet polémique complexe qui ne peut être isolé du réseau de relations qu’il entretient avec les autres éléments du décor, avec l’espace et les corps des acteurs. Quand on réduit la lecture du Carré noir au signe de la fin de la peinture (fin, du point de vue moderniste orthodoxe), on commet une injustice si l’on ne s’empresse pas aussitôt fait ce constat de dire que ce signe, ce tableau, est aussi un passage en direction de l’espace, et pas de n’importe quel espace puisqu’il s’agit de l’espace théâtral. Autrement dit un lieu de représentation. Cette lecture plus dynamique et plus en tension loin de réduire la portée de l’invention de Malevitch lui restitue, il me semble, une richesse qu’aujourd’hui encore il convient de saisir. C’est aussi par l’intermédiaire de ce genre de « détail » passé trop souvent sous silence que le modernisme des avant-gardes du début du vingtième siècle retrouve un sens moins étriqué et moins raide. On considère trop le Carré noir comme un signe de clôture et pas suffisamment comme un signe d’ouverture. Or cette ouverture, il convient de la comprendre et de l’interpréter parce que je crois qu’elle est porteuse de sens encore pour les artistes d’aujourd’hui qui sont tributaires trop exclusivement d’une lecture simplifiée du passé moderniste.

Si mon attention est revenue sur Malevitch, c’est que le travail reprend ces droits. Je dois me concentrer sur deux points : le livre noir et Tadao Andô sur lequel j’écris un scénario. J’ai donc repris aussi la lecture du livre passionnant de Yann Nussaume, Tadao Andô et la question du milieu. Il s’y trouve une très belle introduction par Augustin Berque. La notion de milieu, entendue comme lieu-faisant-lieu, matrice et empreinte du lieu, est d’une grande richesse. Les considérations sur le Carré noir rejoignent obliquement cette lecture car au fond, il s’agit aussi de relire le modernisme et d’en saisir les aveuglements, ou plutôt les aveuglements sur le modernisme. Le milieu dans le sens où Berque le définit et où je l’entends conduit à une sensibilité plus grande entre la chose et le contexte de la chose. Si j’ai bien entendu Berque, la chose, le bâtiment en l’occurrence, configure le lieu dans le même temps qu’elle (il) est configurée par ce lieu, et cela au-delà du commensurable ; c’est-à-dire que la dialectique bâtiment vs paysage ne se réduit pas à un rapport de grandeur mais se construit aussi selon des topiques symboliques et sociaux. C’est ce que Berque désigne comme la relation écouménale. La relation écouménale relève de la médiance et du trajectif. Ce qui en d’autres termes moins rébarbatifs signifie que cette relation traverse de façon médiane les différents degrés de l’existence humaine. La notion d’écoumène met l’accent sur les aspects singuliers et incommensurables de l’architecture et par extension de l’expérience humaine. Ce détour pour revenir à Malevitch et à l’écoumène  du Carré noir. Lire de façon écouménale le Carré noir, c’est tenter de retrouver cette expérience singulière et incommensurable de la création de ce motif, quasiment icône de la modernité, en retrouver le tissu socio-symbolique. Bref, le saisir non comme on en a pris l’habitude comme un motif réducteur d’une modernité réductrice et réduite au seul signe noir, degré zéro de l’art, un pauvre signe isolé et coupé de l’expérience humaine qui le vit naître. Dans mon esprit, il est bien clair que cette interprétation du Carré noir doit déboucher sur une ouverture pour l’art aujourd’hui. Au fond, il s’agit de retrouver Malevitch et le sens de son œuvre au-delà de ce discours que Jean-Marie Schaeffer a désigné comme la théorie spéculative de l’art.

Encore quelques mots, mais c’est une diversion pour alléger ce billet. J’ai reçu le livre que Maryvonne m’a envoyé, La conversation de Bierges entre Joseph Noiret et Serge Vandercam, deux acteurs trop peu connus du mouvement Cobra. L’ayant lu, on ne regrette qu’une chose, qu’il ne soit pas plus long. On aimerait en savoir plus sur la pratique de Vandercam et sur sa vie qui semblait si intriquée avec l’art. Je retiens cet épisode d’un Vandercam errant dans les couloirs d’un hôpital italien en chemise de nuit de toile brute comme un roi déchu de Shakespeare. Cette image aussi de l’artiste oeuvrant dans une pièce noire sans fenêtre et que seule l’ouverture de la porte garantit d’un peu de lumière. À propos de lumière, elle est vive sur le causse. France Musique donne le Prométhée de Wolf. Le Carré noir, l’écoumène, l’errance de Vandercam et la pièce noire où il travaille, la Victoire sur le soleil, Wolf et la vive lumière sur le causse, tout cela se lie et est tout un, selon la formule consacrée du père de Renaud Camus.

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Commentaires
M
Espace originel, l‘Atelier, où des livres traînent sur des étagères, est un lieu de méditation et d’isolement -. « le principe de la profondeur, c’est la solitude »(Bachelard) – où rien apparemment ne se passe que de très banal, mais où tout a lieu, où l’univers du dehors s’introduit avec le peintre et d’où il ressurgit transfiguré à la démesure d’un désir d’homme. Où se répète interminablement une création qui rajeunit l’acte initial de ces débuts du monde que les mythes racontent. Ce lieu est un laboratoire d’alchimie : parmi des plantes peu communes, des personnages fantasques de terre enfumée et des objets insolites aux mille usages autres que ceux qu’on leur suppose, Vandercam travaille à son œuvre, descendant assurément de ces initiés du Grand Art qui rêvaient d’inventer la couleur de l’or et ses infinies métamorphoses.<br /> Pour ne pas être piégé par les poncifs de la fatigue, pour mieux dévisager l’Atelier et son feu central, le peintre qui brûle les planches sait qu’il doit aussi s’absenter. Apparemment, du moins : faire semblant pour mieux voir sans être vu. À peine est-il sorti que par la porte du fond, qui n’est parfois qu’un tache de lumière si vive (il y a toujours cette ouverture lumineuse sur la clarté d’ailleurs, ou bien un escalier noir), les êtres de la couleur quittent l’obscurité de leur nuit et s’attardent au jour du tableau. On aura bau tirer les verrous de la raison, ces êtres-là persistent au moindre signe d’attention qui les vise, et regardent et veulent parler. Il suffit alors de les écouter pour que s’embrasent les foyers d’incendie de l’imaginaire. Ainsi apprivoisés, ils vont mener leur existence de tableau en céramique, de sculpture en collage-mots, de gouache en papier travaillé au corps.<br /> J. Noiret ("Voir les yeux fermés: une poétique de l'invisible")
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