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La Nouvelle Lettre du Jeudi
15 août 2013

Chroniques paulhaniennes II

On ne saurait épuiser l'inépuisable, en quelques paragraphes encore moins. Parler de l'oeuvre de Paulhan, c'est parler de ce qui l'a fait parler. Or, tel sujet à saisir est bien difficile si pas impossible. On pourrait essayer de s'en tirer en disant que Paulhan a essayé de comprendre et de montrer le dynamisme qui se tient au cœur même de la vie poétique moderne. Moderne, l'adjectif ici désigne alternativement les « rhétoriqueurs » qui croient au pouvoir des mots et les « terroristes » qui croient au pouvoir de l'esprit. Paulhan les fait se rencontrer dans la fameuse formule qu'il propose :

 

a b c = α β γ

 

Où a b c représentent les mots et α β γ les idées. Que cette réflexion au plus près du langage frôle la philosophie, voire lui fasse concurrence, Paulhan en avait parfaitement conscience (le rapprochement que j'ai opéré hier avec Austin est tout sauf fortuit). A la page 335 du tome II intitulé superbement et simplement L'art de la contradiction, on peut lire le même genre d'attaque contre les philosophes que celles auxquelles les lecteurs d'Austin et de Wittgenstein sont habitués. Ce qui différencie Paulhan d'Austin, c'est que contrairement au philosophe d'Oxford, il met le sens commun dans le même panier que la philosophie. Autrement dit, il n'adhère pas au langage ordinaire contre la philosophie, il refuse l'un et l'autre parti. Pourtant, un autre signe que Paulhan navigue dans des eaux proches de la philosophie du langage, c'est son souci de qualifier l'esprit ou plutôt de qualifier ce que les philosophes qualifient de la sorte. Qui parle du langage en viendrait donc à un moment ou l'autre à parler de l'esprit. L'explication étant que le langage montre à travers la querelle des rhétoriqueurs et des terroristes qu'il participe de la dualité de la matière et de l'esprit, de la chair et du verbe. Paul Nougé, le poète belge qui était un ami de Paulhan a touché très précisément ce type de problème, ce point nodal où la poésie s'en vient à toucher par la tangente le champ de la philosophie. L'un et l'autre ont le même genre de personnalité littéraire et humaine, celle qui fait face aux illusions dans lesquelles sans cesse nous nous prenons, auxquelles nous nous cognons la tête et les genoux. Dans Des mots à la rumeur d'une oblique pensée, page 8, Nougé écrit :

 

L'esprit est un abri commode où se réfugient et tiennent à l'aise toutes les confusions.

L'on s'efforce depuis longtemps à tracer une image [de] l'esprit et ce n'est pas sans raison que l'on n'arrive d'habitude qu'à un dessin dérisoire et qu'il est à peu près impossible de prendre en considération.

 

Que l'on mette ce passage de Paulhan en contrechamp et l'on verra combien les recherches de l'un et de l'autre sont similaires :

Comme s'il existait quelque autre état qui fit avec lui [l'esprit] contraste et permit de le distinguer. Quoi, c'est aussi bien de cet autre état qu'il nous a fallu reconnaître, suivant une voie inattendue, l'existence. L'existence et cette qualité qui semble lui appartenir en propre : c'est qu'il ne peut se concevoir. Comme s'il occupait , en se produisant, tout le champ d'un esprit dont on ne pût prélever la plus légère part, qui servît à le regarder.

 

Dessin dérisoire ou impossibilité de concevoir, on le voit les termes sont bien proches. L'esprit est comme le champ visuel dans l'image que propose Wittgenstein, il n'a pas de limites. Essayez de traduire schématiquement le champ visuel vous n'obtiendrez qu'un dessin dérisoire et approximatif pour le moins. Mais chez Nougé, l'esprit se résout dans l'acte. Je suis ce que je fais dit Nougé, proposant ainsi une belle alternative au cogito de Descartes. Quant à Paulhan, l'équation qu'il propose parle d 'elle-même, la matière est intriquée dans l'esprit et inversement de telle sorte que l'on ne peut jamais espérer prélever la part la plus légère. Il n'y a rien qui contraste et limite de l'extérieur l'esprit si bien que l'on est obligé d'en saisir, dans le domaine du langage, les frontières de l'intérieur, ce qui fit Wittgenstein dans son fameux Tractatus.

 

L'articulation des mots et des idées selon qu'on la règle dans un sens ou dans l'autre favorise un type de poésie plutôt qu'un autre, une forme de prose plutôt qu'une autre. La barre qui fait l'articulation entre les deux serait cette frontière où se touchent prose, poésie, linguistique, philosophie du langage et de l'esprit. Chacun nous vivons en le sachant ou pas, comme Monsieur Jourdain, sur cette zone frontière tantôt croyant en notre spontanéité et tantôt croyant aux règles que l'on se donne.   

 

Bibliographie 

 

Paul Nougé, Des mots à la rumeur d'une oblique pensée, Lausanne, L'âge d'homme, 1983.

Jean paulhan, Oeuvres complètes. Tome II. L'art de la contradiction, Paris, Gallimard, 2009.

Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1993.

 

Et si vous désirez soutenir cette démarche littéraire autant qu'artistique, l'auteur vous remercie d'avoir l'extrême obligeance de visiter le site antisteshop.wordpress.com

 

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