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La Nouvelle Lettre du Jeudi
27 novembre 2009

La théorie romantique de l'art et ses limitations

paysage_carus


Le romantisme aura été une réaction au siècle des Lumières, un grand retour à un Moyen-Âge fantasmé, un essai pour retrouver un lien entre le rationnel et l’irrationnel. Comme tout mouvement moderne, le romantisme aura été tiraillé par des tensions internes vives et contradictoires. Dans la note précédente, à propos du peintre Carl Gustav Carus, j’ai pointé les contradictions de l’esthétique romantique qui d’un côté proclame la fusion de l’art avec la nature et de l’autre affirme via la notion de trait la spécificité de l’art, son autonomie en somme vis-à-vis de la nature.

Cette dissonance théorique se fait entendre aussi dans les Neufs lettres sur la peinture de paysage de Carl Gustav Carus. D’emblée dans la première lettre se révèle le côté de « ce-qui-ne-va-pas-de-soi » de la théorie : « Je ne voudrais pas qu’à l’instar de plus d’un novateur, tu te conformes à l’opinion selon laquelle une discussion ou une recherche écrite sur l’art et sur la beauté pourrait être tenue pour un sacrilège, voire une profanation ; selon laquelle le sentiment et la sensation seraient seuls ici de mise et pourraient seuls trancher. » Sacrilège et profanation sont des termes forts qui expliquent néanmoins parfaitement les conséquences de la théorie qui souvent consiste en une mise à nu des mécanismes de l’œuvre d’art et des ressorts qui la soutiennent. La théorie possède un moment critique qui pourrait menacer l’intégrité de l’œuvre, son mystère. Ce n’est donc pas sans précaution que Carus cède « au plaisir intérieur » de laisser ces pensées « vagabonder dans les plaines de la beauté ».

Si le peintre romantique qu’est Carus s’obstine à mettre à nu le discours qui fonde sa pratique, c’est essentiellement du fait de sa conception totalisante de l’homme : « un état d’âme vraiment poétique est bien une exaltation de l’homme tout entier ». Pour échapper à l’écueil de la théorie conçue comme paraphrase de l’œuvre, Carus parle du redoublement de l’œuvre, le peintre suppose une conjonction de la sensation et de ce qu’il appelle « la vision d’une volonté pure » (c’est-à-dire la théorie comme conscience réflexive). De ce point de vue, la théorie prolonge la pratique, la pensée la sensation. Plus tard, Malevitch fera de la volonté pure une forme d’art à part entière puisqu’il considérera ses écrits théoriques comme l’équivalent de gestes plastiques ; l’art conceptuel fondera lui aussi sa légitimité sur ce type de raisonnement. Chez Carus, le discours ne l’emporte pas néanmoins sur l’œuvre, la pensée sur la sensation. Le peintre cherche une configuration qui lui permette de sentir et en même temps de penser sa sensation. L’art selon Carus ne peut se résumer à l’immédiateté de la sensation.

Pour mieux comprendre cette conjonction de la pensée et de la sensation, il faut avancer dans notre lecture de la première lettre. Carus illustre son propos en évoquant les courses en montagnes: « Le plaisir de contempler à partir d’un sommet montagneux l’entrelacement des vallées que nous venons de parcourir n’est pas atténué, mais nous sentons bien plutôt intensifiée l’impression d’ensemble, parce que s’y répète et y revient en quelque sorte la jouissance que nous avons éprouvée en certains endroits ». Autrement dit, il appartient à la pensée, à la théorie, de rejouer la sensation afin d’amplifier la jouissance esthétique. La théorie offre une vue d’ensemble et revient sur les endroits les plus significatifs du point de vue esthétique. Ici Carus nous donne un condensé de sa méthode réflexive successivement synthétique et analytique. Notons que la conception du beau malgré la conscience du distinguo art vs nature est entièrement déterminée par la beauté de la nature.

La théorie est limitée cependant dans son champ d’investigation, elle peut permettre de mieux jouir de l’œuvre d’art, mais elle ne donne pas accès au « mystère de l’art » : « Toute véritable étude de la nature ne peut que conduire l’homme jusqu’au seuil de mystères supérieurs ». Ce que plus loin dans la seconde lettre le peintre théoricien traduira en affirmant que l’art est « un médiateur de la religion ».

La finalité de l’art romantique est fondamentalement extatique : « Quels sentiments s’emparent de toi lorsque gravissant le sommet des montagnes, tu contemples de là-haut la longue suite des collines, le cours des fleuves et le spectacle glorieux qui s’ouvre devant toi ? — tu te recueilles dans le silence, tu te perds toi-même dans l’infinité de l’espace, tu sens le calme limpide et la pureté envahir ton être, tu oublies ton moi. Tu n’es rien, Dieu est tout. » Cette progression est quasiment un équivalent, une sorte de métonymie, du cheminement qui a mené le peintre au sommet de la montagne.

En ce point devient manifeste la fonction de la représentation du paysage dans le tableau. La focalisation du tableau romantique place le spectateur dans la situation du peintre qui a vécu cette expérience extatique. Le spectateur est invité à se perdre à son tour dans l’infinité suggérée par l’œuvre d’art. C’est en ce sens très précis et très clair que l’art est un médiateur de la religion. Le spectateur refait symboliquement le chemin spirituel de l’artiste. Chemin qui pour Carus aura toujours été un chemin d’abord parcouru réellement. Pour le peintre, le geste même de peindre, de représenter ce chemin parcouru, appartient à la sphère spirituelle d’un cheminement mystique. Peindre pour les romantiques, c’est aller vers cette image qui suggère le mystère de la nature, le tout divin du monde.

Il est remarquable de constater que le motif (et topos) qui met en scène la position réflexive et la position  méditative (ou extatique) est identique dans les deux cas : c’est du sommet des montagnes, lieu lui-même hautement symbolique, que les deux types d'expériences accèdent à leur pleine conscience. Cette situation illustre la grande tension qui existe dans l’esthétique romantique qui d’une part se veut réflexive et d’autre part extatique. L’esthétique côtoie donc une mystique. Un discours rationnel de la sensation par définition communicable et transmissible soutient paradoxalement que la finalité de l’art est extatique et donc ne peut être élucidé ni communiqué sinon sous forme d’un discours prescriptif à caractère initiatique dont la dissolution de l’individu dans la grandeur divine est l’ultime étape.

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