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La Nouvelle Lettre du Jeudi
25 novembre 2009

Notes préparatoires pour une résidence d'artiste à Rogues

Après que la puissance de toutes
ces premières impressions
se fut un peu modérée,
le phénomène géologique de cette surprenante
formation crayeuse commença par ailleurs
à faire valoir ses droits à mon attention.

Carl Gustav Carus, Voyage à l’île de Rügen.


Lorsque Carl Gustav Carus, le peintre romantique ami de Caspar David Friedrich, fut confronté au paysage sublime et sauvage de l’île de Rügen, son éblouissement fut tel qu’il dut attendre une année entière avant de peindre ce qu’il avait vu. Le paysage par l’excès de sa présence s’était dérobé au regard de l’artiste qui n’avait pu le fixer préférant abandonner son carton dans l’instant où cependant la beauté de la nature se dévoilait à lui. Cette anecdote contient au moins deux faits à propos desquels il convient de réfléchir.

D’une part, il ne paraît pas évident pour le peintre de concevoir graphiquement le paysage qui lui fait face, d’autre part, un moment de latence, une distance, semble nécessaire pour enfin fixer la vision qui dans un premier temps l’a submergé. Précisons. Le peintre prend la mesure de la discordance entre ce qu’il voit, les falaises et le ressac du littoral de l’île, et le carton sur lequel il s’apprête à transcrire cette vue. Mieux encore, soudainement lui apparaît le caractère insensé de son geste, la dérision de son art qui face à la puissance du paysage perd toute signification. Carus, brusquement conscient de la différence fondamentale entre la nature et l’art, de l’impossibilité immédiate pour l’un de dire l’autre, préfère jeter au loin le carton à dessin et se laisse aller à la pure contemplation. Ce qui ne signifie pas que le peintre abandonne toute idée de rendre compte de cette expérience puisque, en effet, un an plus tard, nous dit-il, il peindra un tableau qui représente ce qu’il a vu en ces instants.

Or, il est important de souligner que lors de ce voyage à l’île de Rügen, le peintre aura très souvent dessiné sur le vif. Ce que l’artiste aura vécu face à la puissance du ressac semble bien être une expérience singulière, un événement qui ne correspond pas à sa conduite artistique habituelle. Peut-être pourra-t-on mieux évaluer la signification de cet événement singulier si l’on se reporte au commentaire que Carus rédige après coup dans son journal :

« …deux ressorts importants durent à ces seules fantasmagories de Rügen de pouvoir s’élaborer : à savoir, pour l’un, le profond sentiment de la singularité de l’élément romantique nord-allemand et, pour l’autre, une plus parfaite appréhension de ce qu’en dessin on appelle le trait. »

Voilà donc ce qui dans l’impossibilité de croquer sur le vif le ressac se sera inscrit comme en creux, la conscience de la singularité d’un site et une meilleure « appréhension » du « trait ». Cette singularité est nommée et désignée par Carus de manière très explicite et paradoxale car à travers l’expression « élément romantique nord-allemand », c’est à une transmutation que se livre le peintre. Transmutation de l’élément naturel en élément esthétique, la nature par le biais de cette expression communique avec l’esprit romantique. Ce qui signifie non pas comme on pourrait le traduire un peu trop vite une esthétisation du paysage. Au contraire, cela signifie que l’expérience esthétique prend toute sa mesure en ce qu’elle communie avec la terre, avec un lieu déterminé marqué par le temps, par le climat, par une manière d’être habité. Une terre intimement liée à une langue et à un peuple, une race (il faut ici se souvenir, mieux vaut lever tout équivoque, que le mot « race » à l’époque romantique n’avait pas le sens négatif et biologique qu’il a acquis malheureusement au XXè siècle suite aux divers événements que l'on sait). L’esprit des lieux, le genius loci, c’est donc aussi le génie du pays "nord-allemand". Kenneth White souligne avec intelligence dans son introduction au texte de Carus qu’il est ridicule de transformer la conception « singulariste » du romantisme allemand en une sorte d’anticipation du nationalisme étriqué et criminel du national-socialisme. À notre époque qui tend à uniformiser les lieux, cette conception ne pourra paraître qu’excentrique. Néanmoins, la conception artistique de Carl Gustav Carus conçoit un lieu non pas de façon indifférenciée, mais « singulariste ». Autrement dit, il voit entre un site naturel et les caractéristiques d’un peuple, un lien étroit, l’un ne va pas sans l’autre. Il y a une continuité entre la terre et le caractère de ses habitants.

Pourtant, cette conception d’un continuum nature vs culture nationale ne paraît pas être sans faille. Et c’est sans doute le deuxième aspect qui s’inscrit négativement dans l’expérience face au ressac qui est explicité par Carus dans les lignes qui suivent :

« Il faut savoir qu’une bonne part de l’art, et non la moins importante, réside dans cette seule notion de trait, et cela déjà pour cette simple raison : on est en droit de dire que le trait, dans sa stricte acceptation, n’existe pas dans la nature, devenant du même coup et d’autant plus l’affaire de l’art. »

Si dans un premier temps, le peintre romantique pose une adéquation entre la nature et la culture, dans la mesure où même le paysage exprime le caractère national, il apparaît clairement que sa conception de la chose artistique passe par un moment de distinction de ces deux éléments. L’art ne saurait se confondre avec la nature car son outil principal, le trait, n’existe pas dans la nature. Très logiquement, le peintre en infère que l’art possède une spécificité quand il écrit, je paraphrase, que le trait est un caractère propre de l’art. Cette conception introduit donc une faille dans les rapports de la nature avec l’art. Lorsque Carus face au ressac jette au loin son carton, c’est de cette faille qu’il prend concrètement conscience. Alors que, dans le texte, lorsqu’il décrit les scènes de dessin sur le vif tout se passe comme si le trait accompagnait, reprenait, continuait une ligne réelle, naturelle, soudainement, au moment de sa « révélation », l’artiste prend la mesure de l’écart qui existe entre le naturel du ressac et l’artificiel du trait.

Finalement, et pour conclure temporairement, il est pertinent de noter qu’au moins deux éléments dans la conception esthétique de Carl Gustav Carus contredisent le vœu romantique d’une fusion de l’art avec la nature. D’une part, le temps qui lui aura été nécessaire pour trouver le moyen de transcrire le chaos du ressac et d’autre part le trait qui exprime le propre de l’art et la distance qui sépare l’art de la nature. Ni dans le temps, ni dans l’espace, l’art ne peut fusionner avec la nature. Il n’existe pas de continuum de l’un à l’autre. Cette conception n’empêche pas le peintre de peindre un paysage. Conclure de l’écart de l’art avec la nature à une impossibilité de représentation, une impossibilité de thématiser la nature par l’art, est vain et inutile dans la mesure où précisément l’art est la conscience même de la distance qui nous sépare de la nature. Paradoxalement, c’est au contact de la nature que cette conscience se fait. Peindre, dessiner, créer, c’est aller à la rencontre de la conscience de cette différence fondamentale, de cette abstraction.   


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Commentaires
D
Rügen ----> Rogues. Carus ----> Caron -----> Caronie.<br /> <br /> Tout cela est camusien en diable !
D
Olivier, c'est trop long ! (Smiley) Je reviens lire demain...<br /> <br /> (Nous adorerions être à Rogues, là, maintenant... Les vautours... tout ça... Embrassez Véronique pour nous deux...)
G
L'artifice du trait, affirmée ici avec éclat, dit, de part en part, qu'il est aussi un rapport conscienciel au monde, une distance perpétuelle, toujours reconduite...Et voir le dessin, au point de vue de la réception, c'est réitérer cette distanciation...
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