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La Nouvelle Lettre du Jeudi
20 juin 2009

Autres fadeurs nouvelles III

en guise de remerciement à Didier Goux

Balzac esthéticien vs Balzac poéticien.
Premières remarques sur l'esthétique de Balzac.


Qui connaît Nemours sait que la nature y
est aussi belle que l’art, dont la mission
est de la spiritualiser.

H. de Balzac, Ursule Mirouët, Nelson, p.8.


Si la mission de l’art selon Balzac paraît de prime abord s’inscrire dans le programme romantique d’une spiritualisation de la nature, comme l’illustre la citation liminaire de ces paragraphes, il est paradoxalement remarquable de constater combien dans le texte ce programme se voit contredit par une persistante sensibilité à la matérialité de la prose et par un souci non moins persistant d’attirer l’attention du lecteur sur l’artifice, sur la fabrication, autrement dit sur l’art poétique qui règle la phrase. Il arrive donc, et Balzac en est un exemple éminent, que la poétique déborde, outrepasse, contrarie, les limites de l’esthétique. Là où l’esthétique propose le spirituel comme fin, la poétique induit l’objectivité de l’artifice, bref si l’esthétique pointe le nez vers les cieux les plus évanescents, la poétique dirige, elle, son regard dans l’atelier du roman. On pourrait déduire de cette situation un conflit entre le Balzac esthéticien et le Balzac poéticien. Mais ce conflit constaté, il convient de se pencher avec l’auteur sur le plan de travail et de tenter de démêler à travers l’écheveau des phrases les éléments de la construction.

L’on aura garde de se montrer aussi impatient que le maître de poste au risque de ne rien voir du paysage que l’auteur désire nous montrer car « le paysage a des idées et fait penser ». Que ne voit donc pas le maître de poste que le lecteur devrait quant à lui voir ?  Au moins deux choses : d’une part, il ne voit pas combien la nature évoque la peinture (Raphaël, Potter, Hobbema) et d’autre part, il ne voit pas la relation de la nature et de l’art, l’un spiritualisant l’autre. En ce point, il se pourrait que l’esthétique au lieu de nous égarer dans les sphères célestes nous ramène à des considérations plus pragmatiques. L’évocation du rapport entre la nature et la peinture, en effet, induit notamment comme conséquence une lecture stratifiée du texte. Il faut ici s’arrêter et expliquer.

Balzac use d’une analogie qui consiste toute proportion gardée à  suggérer une ressemblance entre la situation du maître de poste face au paysage et la situation du lecteur face au texte. La nature n’est perçue et perceptible que dans la mesure où l’art des peintres la rend perceptible. Mais l’image qu’offre le peintre de cette nature, en tant qu’image peinte, est constituée d’une série de couches dont l’imbrication et la superposition conditionnent l’esprit de la toile, pour parler la langue esthétique de Balzac. Or, l’auteur entend agir comme le peintre et ce faisant propose à son lecteur de lire comme s’il regardait une peinture. Du paysage, il détourne le regard vers Minoret-Levrault, il le croque au sens que ce verbe a dans la sphère des arts graphiques et de la peinture : « Mais, à l’aspect de Minoret-Levrault, un artiste aurait quitté le site pour croquer ce bourgeois ».

Il y a donc un double déplacement dans le texte et ses instances. Primo, le lecteur est invité à considérer le texte comme s’il s’agissait d’une peinture et secundo l’auteur lui-même se propose d’écrire comme s’il croquait par les moyens de la peinture le personnage qu’il nous présente.

De ce déplacement, une conséquence majeure s’ensuit : les caractéristiques de la peinture, ce qui constitue une image peinte, se voient transférées, via l’usage rhétorique de l’analogie, à l’art d’écrire. On le constate de façon très nette lorsque Balzac se met à croquer son personnage : « le teint offrait des tons violacés sous une couche brune », écrit-il. Pointe dès lors une esthétique tout autre qui induit une conception très mobile des rapports entre les arts. Dans le débat moderne de la spécificité, Balzac prend un parti audacieux : celui de l’échange. Sous l’apparente adhésion au dogme romantique de la spiritualisation de la nature par l’art s'affiche donc une esthétique plus complexe et plus concrète qui invite à penser les rapport du texte avec la peinture.

Il appartient néanmoins en dernier ressort au lecteur, à tout lecteur, de choisir entre l’éblouissement impatient de Minoret-Levrault qui ne voit rien et la patience « savante », avertie, de celui qui voit les rapports peints par l’auteur : « on admire comme un rêve dans le rêve quelque beau paysage qui devient pour le voyageur ce qu’est pour un lecteur le passage remarquable d’un livre, une brillante pensée de la nature ». La figure de l’analogie se complique ici d’une mise en abyme du lecteur et confirme le rapport étroit que Balzac instaure entre le paysage et le texte. Le lecteur se trouve ainsi intégré de fait dans l’épaisseur même du texte. Libre à qui veut de rejouer le texte comme on joue une partition ou d'habiter le texte comme on habite une maison.

Car si  le texte peut fonctionner comme une peinture, il peut aussi fonctionner comme une architecture, une demeure de l'esprit. Lorsque le vieux médecin Minoret revient à Nemours, il choisit une maison où il puisse loger sa bibliothèque. Balzac décrit cette maison comme "un singulier morceau d'architecture". De quelle singularité s'agit-il ? Un peintre de Paris y a peint des fleurs "à fresque" et on y "a mis partout des glaces". On retrouve donc le motif de la nature "spiritualisée" par l'art et du paysage "qui donne à penser", le paysage étant ici comme synthétisé dans l'image de la fleur tandis que la pensée est suggérée par les glaces. Glaces qui renvoient une image, qui littéralement réfléchissent. Ces "fleurs" si singulières paraissent pourtant dénuées d'intérêt au maître de poste et à sa femme, ils n'y voient qu'une "bêtise" qui n'apporte pas de plus-value à la maison. Mais si l'on veut bien lire ce passage avec sur le nez les lunettes du lecteur désormais averti, l'on sait que ce que Balzac nous montre est à lire sous un certain éclairage et que le maître de poste joue dans le dispositif balzacien le rôle du lecteur qui ne voit rien là où il y a à voir.

Ce que le maître de poste ne voit pas, c'est l'image, la figure que suggère le texte. Comme il ne voit pas que le paysage évoque un Potter, un Hobbema, un Raphaël, il ne voit pas combien les fleurs peintes "à fresque" et les glaces rejouent sur un autre mode l'esthétique de Balzac pour qui le texte tout comme le paysage donne à penser. Et ce que les fleurs et les glaces donnent à penser, c'est au texte lui-même, à sa construction, au "singulier morceau d'architecture". Les fleurs peintes sont comme les mots écrits si l'on veut bien suivre l'analogie proposée par Balzac et le texte tout comme la maison est rempli de glaces, il est réfléchissant au double sens d'un miroir et d'un penseur.

Le génie de Balzac est de concevoir la réflexion sur la spécificité de la prose en ayant recours à un dispositif qui use de la peinture comme d'une sorte d'analogon de la prose. Il ne s'agit donc pas d'une esthétique puriste mais d'une esthétique sophistiquée qui pense de façon médiate le texte. Encore une fois, et c'est là précisément la force de cette esthétique, libre au lecteur de ne rien voir de ce que Balzac dispose, libre au lecteur de ne pas sentir la singularité du "morceau d'architecture", libre au lecteur de passer avec impatience au travers des paragraphes. Mais le lecteur qui accepte d'entrer dans le demeure de l'esprit bâtie par Balzac peut y cueillir des fleurs qui sont aussi des pensées esthétiques puissantes d'une étonnante modernité.


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Commentaires
D
Ce que vous dites va m'obliger (agréable obligation) à retourner faire un tour du côté de chez Minoret-Levrault ! Mon souvenir en est vague, mais il me semble bien que ce que vous esquissez ici devrait trouver de plus amples développements avec "Le Lys dans la vallée".<br /> <br /> Et vous avez raison de souligner l'importance des "demeures" (au sens le plus large) dans beaucoup de romans de Balzac, en particulier dans les Scènes de la vie de province", maintenant que j'y pense.<br /> Mais peut-être (sûrement même), dans les Scènes de la vie parisienne, Paris est-il LA demeure en soi, la demeure-monde.
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