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La Nouvelle Lettre du Jeudi
10 septembre 2008

Le Chevalier de Saxe

« Le jour avait décliné et les nuages changèrent en peu de temps de couleur pour prolonger la menace qu’ils avaient maintenue toute la journée, avant que la nuit ne vînt l’estomper. À l’horizon, au-delà d’une formation serrée de sapins, une frange de métal oxydé vantait une heure prématurée, très antérieure au crépuscule, avec le manque d’entrain d’une annonce éculée, passée de mode, et à demi effacée, à laquelle personne n’aurait prêté attention. » Il s’agit du premier paragraphe du très beau roman de Juan Benet, « Le Chevalier de Saxe ». La picturalité de Benet n’est pas sans évoquer un Tapiès (à cause de la teinte oxydée). L’extrême liberté de ton et de style, liberté toute contrainte certes, avec laquelle l’écrivain entame ce qui se présente comme un roman historique est une véritable leçon d’écriture.

Le dispositif du regard, j’entends la disposition syntaxique que l’auteur emploie pour dégager à partir d’éléments hétérogènes une synthèse visuelle qui les subsume, opère de façon ambivalente affirmant et gommant tout à la fois. Ainsi la menace des nuages est-elle estompée par la nuit et de même, à l’échelle du paragraphe, la consistance de l’image suscitée est atténuée, gommée au sens propre, par le fragment « une annonce éculée, passée de mode, et à demi effacée à laquelle personne n’aurait prêté attention ». Un jeu de tension entre éléments mobiles et éléments statiques crée une dynamique visuelle spécifique : les nuages aux couleurs changeantes s’opposent à la formation serrée de sapins. L’horizon est certes suggéré mais aussitôt transformé en une « frange de métal oxydé », on retrouve donc au sein même d’un mots cette tension entre le statique et le mobile : l’horizon est ce qui laisse fuir le regard or Benet arrête cette fuite en substituant le vide de l’horizon à un pan de couleur, couleur évoquant la solidité et la résistance du métal.

Ce mouvement d’arrêt est aussi ce qui caractérise le développement du paragraphe, arrêt annoncé par la formation des sapins, par le noir de la nuit et par la frange de métal oxydé. Benet paradoxalement attire notre attention sur le dispositif visuel et sur le paragraphe lui-même en suggérant qu’à cela « personne n’aurait prêté attention ». L’auteur convoque ce que le paragraphe semble refouler en quelque sorte : l’attention du lecteur.

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