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La Nouvelle Lettre du Jeudi
4 septembre 2008

Les oiseaux de Zeuxis

À propos des oiseaux qui picoraient les grappes de raisin si bien peintes par Zeuxis qu’ils les croyaient vraies, Walter Benjamin, dans son essai sur « Le concept de critique esthétique dans le romantisme allemand », a une interprétation géniale qui, je crois, est relativement peu souvent évoquée. Benjamin conteste d’abord que l’on puisse conclure de cette anecdote à un quelconque naturalisme grecque. Il propose plutôt de lire cette anecdote comme une « grandiose périphrase pour dire que la vraie nature est le contenu même des œuvres », ce qui est tout autre chose.

Le développement de Benjamin qui suit cette remarque est une démonstration de finesse intellectuelle et je ne résiste pas à la tentation de le citer. Certains évoqueront ici la bathmologie camusienne, ce que je ne contesterai guère :

« Assurément tout dépendrait ici d’une définition plus précise du concept de  ‘nature vraie’, pour autant que cette nature visible ‘vraie’, à laquelle il incombe de constituer le contenu de l’œuvre, non seulement ne doit pas être identifiée sans plus à la nature visible qui se manifeste dans le monde, mais bien plutôt en être d’abord rigoureusement distinguée du point de vue conceptuel ; et qu’à vrai dire se poserait ensuite le problème d’une identité essentielle plus profonde entre la nature visible ‘vraie’ dans l’œuvre et la nature (peut-être invisible, seulement accessible de l’intuition, phénoménale au sens du phénomène originaire) qui est présente dans les manifestations de la nature visible. Ce qui se résoudrait probablement et paradoxalement de la manière suivante : c’est dans l’art seul, et non dans la nature du monde, que la nature vraie, accessible à l’intuition, originairement phénoménale, serait visible par reproduction, tandis que dans la nature du monde elle serait certes présente, mais cachée (submergée sous l’éclat de la manifestation) ».

La notion de nature ainsi que celle de vérité est prise ici dans un tourbillon quelque peu affolant de degrés de sens. On remarquera que dans un premier temps, afin, je suppose, de s’y retrouver lui-même, Benjamin use de guillemets, guillemets qui ensuite tombent, ce qui augmente encore le jeu tourbillonnant des degrés de sens. 

Je ne sais pas si l’art possède la "nature vraie" et si jamais il la dit ou l’exprime d’une manière ou d’une autre, mais ce que je crois, c’est que l’art, du moins ce devrait être l’une de ses fonctions, a pour enjeu ce tourbillon même du sens qui nous fait accéder à des différents paliers selon l’angle de vue que nous choisissons pour le saisir.

Tout cela écrit alors que le vent agite nerveusement les branches du néflier et que le Barral, encore lui, persiste dans ses brumes rehaussées de vives clartés, les dernières ardeurs solaires de l’été.   

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Commentaires
L
... la contrainte dynamise le texte, écrivez-vous en 2006 ... "Contrainte, poésie, théorie" sont les tags qui ont affiché votre blog sur mon écran.<br /> <br /> Zeuxis, Parrhasios... J'ai trouvé dans vos pages un amoureux de l'art, puis de l'arbre, et puis un amoureux du vent. J'ai souhaité faire écho à vos phrases, théorique, concret, j'hésite sur la nature de l'écho à naître. "Beaucoup portent le thyrse ; mais rares sont les Bacchants"...<br /> <br /> Zeuxis trompant des oiseaux. Parrhasios un homme, mais encore : un maître dans son art de peindre...<br /> <br /> J'hésite... Est-il un seul livre, au monde, dont la lecture soit plus édifiante que la lecture des lignes de l'écorce d'un arbre ? Théorique.<br /> <br /> C'est théorique que se dessine, et que je vous destine le premier écho de vos lignes... Un écho du plus loin qui se puisse ! Un écho traversant l'arbre de Benjamin.<br /> <br /> "Qu’est-ce donc que parler, s'interroge un poète... Quel est cet acte étrange ? Et d’où vient tant de foi dans cette expiration, dans cette restitution d’un peu de l’air qui nous entoure changé en verbe par l’appareil de la phonation, et revêtu de sens par l’habitude ? Tandis que nos yeux cherchent, tantôt en nous-mêmes, tantôt dans tel autre, à peser ce presque immatériel effet de paroles dans l’inquiétude de quelque affermissement secret…<br /> <br /> Nous ne savons au mieux que notre incertitude. Jusqu’en leurs inflexions, jusque dans leur phrasé, nos langues n’ont de sens que par des conventions que la force d’habitude nous rend insensibles. Travaillés de leur bruit dès avant la naissance, soumis à leurs figures dès nos balbutiements, dressés à leur usage le plus commun par toute notre éducation, nous ne pouvons guère adultes nous défaire ni des notions, ni des questions, ni des schémas de raisonnement contenus par avance dans leurs mots imposés. Vocabulaire, syntaxe, conjugaisons, modes et temps nous offrent suffisamment de combinaisons possibles pour donner le change : nous confions notre pensée à ces mots, à ces phrases, dont nous identifions (et substituons) la production intellectuelle à la perception des vérités et des réalités qu’ils sont censés couvrir. Nous ne pensons jamais - et pour cause - quelles pensées notre langage nous empêche de former.<br /> <br /> C’est précisément là, pesant notre ignorance, mesurant les limites de nos capacités d’expression (et celles de cette conscience dont nous doutons si peu d’être doués), que nous concevons mieux comment peuvent naître et grandir une poésie et un théâtre soucieux de s’affirmer contre le sentiment d’impuissance essentielle qui les engendre - une poésie d’abord, inquiète de se dresser suffisamment armée contre toutes les réponses réflexes dont la parole nous tient captifs. Il faut prendre au langage de quoi le renverser. Il faut créer le vers.<br /> <br /> Il peut sembler étrange (et l’on s’étonne parfois) de voir un poète vivant demander à la forme versifiée les chemins d’une expression nouvelle. On invoque le grand poids des contraintes du nombre ou de la rime, de la rigueur formelle, de tout l’appareil désuet de l’ancienne poésie que le XXe siècle a voulu dépoussiérer. Mais si l’on fonde son observation sur une histoire littéraire plus large, on s’aperçoit que le premier soin des poètes de tout temps a été d’affranchir leur art des règles en vigueur - non pas en les fuyant, sans doute - mais en les dominant, en les recréant ; en les fécondant chacun pour son usage. Un vers de La Fontaine appartient à lui seul.<br /> <br /> Le vers, pour un poète, n’est pas une forme préétablie dans laquelle la pensée n’aurait qu’à se couler sans effort. Le vers est ce qui affecte le plus profondément la langue. Laissant à l’extérieur des mots le rôle ordinaire d’intermédiaire, de truchement de la pensée, le vers demande de leur chair la matière d’une action, d’un effet d’ordre physique et sensible qui amplifie la résonance intellectuelle, et dont s’élargisse le spectre de la signification. Le nombre, la rime et le reste ne paraissent plus que les conséquences du travail profond qu’ils ont appelé : la composition d’accents, de timbres, de couleurs phoniques dont la recherche syntaxique et la rigueur formelle saisissent et fixent les rapprochements les plus expressifs. La leçon (je l’avoue) ne m’en paraît pas si indifférente qu’il faille la laisser perdre. Telle la musique, telle la peinture, la poésie compose des éléments étrangers à toute idée de traduction dans une langue particulière. Le vers est cette chambre de résonance où la pensée et l’expression cherchent l’accord extrême, le point idéal où entendre et comprendre ne seraient plus qu’un mot de même sens.<br /> <br /> La moisson des exemples se confond avec la poésie même. De ses diphtongues ici, Racine fait une langue plus charnellement pesante :<br /> <br /> Va, dis-je ; et sans vouloir te charger d’autres soins,<br /> Vois si je puis bientôt lui parler sans témoins.<br /> (Bérénice)<br /> <br /> Des nasales, Corneille tente une approche au plus près du souffle détimbré (telle une expiration) :<br /> <br /> Il est teint de mon sang. /Plonge le dans le mien,<br /> Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien. <br /> (Le Cid)<br /> <br /> Des mêmes nasales dominées de graves, Valéry descend vers la nuit :<br /> <br /> L’amour la plus profonde <br /> Vient et revient entre mon âme et l’onde<br /> Dont le miroir divin m’offre le pur retour<br /> De mes charmes vers l’ombre où songe mon amour. <br /> (Cantate du Narcisse)<br /> <br /> <br /> Relisons ces fragments à voix haute. Essayons d’en peser physiquement les attaques et les tenues (par le jeu des consonnes et des voyelles), la richesse des rimes intérieures (Va, dis-je /Vois si je ), les effets de miroir (teinture du tien ), la distribution des sonorités par resserrements, renversements et monnayage, etc. L’appréhension poétique véritable ne souffre ni l’impatience du regard ni cette étrange lecture muette au rythme indépendant de toute respiration. Elle demande au contraire le temps, la durée, et la perception résonnante de ce qui n’est plus seulement écrit mais composé. Dans le cadre d’un théâtre d’art, elle demande ce lecteur et cet acteur singulier pour qui, plus encore que la pensée, la pesée du langage jusque dans ses phonèmes est source d’émotion.<br /> <br /> [...]<br /> De Malherbe, Racine et quelques autres, la leçon nous révèle autant les chemins faits qu’elle peut en suggérer d’autres - qu’ils n’ont su faire. Ralentie, renforcée par une écoute profonde, la lecture poétique devient chorégraphie du mouvement des lèvres, de la langue, des vibrations du larynx - la seule mélodie de timbres (mélodie intérieure, modulations des couleurs phoniques en fonction des voyelles dominantes) jouant de la mémoire du degré d’ouverture de la bouche. Les tensions vers les voyelles extrêmes (i, u aiguës et o, on graves), les retours vers les moyennes (ain, ein), la durée des tenues et leur périodicité semblent vecteurs d’un sens dont l’étude appartient aux rapports de la psychologie et de l’acoustique… Les ondes du langage ont sans doute leurs ultra-violets et leurs infrarouges, dont les bornes sont précisément celles que l’effort poétique tente d’approcher voire de franchir : peut-être le plaisir sensoriel de la diction (que le vers semble toujours conçu pour susciter) s’explique-t-il par la sensation d’épouser pleinement certaines régions de leur spectre phonique, et par l’excitation d’en risquer des explorations nouvelles de la profondeur ou des limites sensibles."<br /> <br /> Pardon de m'être si longuement cité moi-même. Et de vous citer vous si brièvement :<br /> <br /> "... c’est que l’art, du moins ce devrait être l’une de ses fonctions, a pour enjeu ce tourbillon même du sens qui nous fait accéder à des différents paliers selon l’angle de vue que nous choisissons pour le saisir...<br /> <br /> "Tout cela écrit alors que le vent agite nerveusement les branches du néflier et que le Barral, encore lui, persiste dans ses brumes rehaussées de vives clartés, les dernières ardeurs solaires de l’été."<br /> <br /> Visage, beau visage... A la fois chair, et sève...<br /> J'ouvre les yeux sur toi - non que ma nuit s'achève :<br /> Mais le soleil paraît, qui sur tes traits se lève<br /> En m'éclairant le vrai de cette part de rêve. <br /> <br /> LL<br /> <br /> http://critiqueslibres.com/i.php/vcrit/17488<br />
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