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La Nouvelle Lettre du Jeudi
22 juin 2008

Château de sable

L’ironie est-elle la seule grande figure du roman de Musil ? Non, assurément, pour s’en convaincre, il suffit de relever le jeu des passions qui sillonne et irrigue le texte. Ulrich lui-même, en dépit de son extrême prudence, n’échappe pas au jeu des passions sentimentales et érotiques. Il est hors-jeu non pas par sagesse, mais parce qu’il s’est brûlé l’âme dans sa première jeunesse avec une femme mariée. L’ironie relance l’érotisme, l’érotisme relance l’intellect, l’intellect sonde la mélancolie, la mélancolie est dissoute par l’ironie, etc. C’est tout un système de figures qui se fait et se défait sans cesse. J’ai écrit « figure », mais « topos » conviendrait mieux ici, car il n’est pas question que du seul sens rhétorique mais aussi de la tectonique sémantique qui fait de tout texte un mobile. Quant à la grandeur, certes, l’ironie réduit ce topos, mais l’ambition et l’ampleur du roman de Musil lui donne chair aussi bien. Musil se moque du « grand écrivain » et sa lucidité est corrosive et très efficace, néanmoins, il ne pouvait être naïf (on n’imagine pas un  Musil naïf) au point de ne pas s’apercevoir qu’à partir d’un moment son  œuvre avait pris une dimension telle qu’elle avait franchi le cap du roman pour entrer dans la zone du « grand roman ».
Il faut aussi ajouter que si l’on s’accorde sur le fait qu’Ulrich pourrait occuper une place centrale dans le jeu de la focalisation et du sens, on constate que le système des significations proposé par ce héros consiste à proposer la médaille et son revers et vice versa.  Autrement dit, Ulrich prend rarement parti ou plutôt disons qu’il se propose de concevoir les choses sous un maximum d’angles possibles et constate le plus souvent que tout est vrai et son contraire itou. C’est pourquoi, il faudrait prendre garde à ne pas réduire Ulrich à un railleur comme le fait son ennemi l’industriel Arnheim. De même le texte ne fige jamais le jeu des significations. Musil me semble-t-il se propose moins de dire la vérité que d’en décrire les multiples facettes et les multiples usages.
Il y a comme chez Proust un jeu qui fait parcourir le spectre de la vérité dans ses parties les plus amples. Tous les degrés de la société sont représentés dans le roman. On peut dire que Musil a aussi tenté de faire entrer toutes les vérités de son époque, toutes les idéologies. Voici deux critères qui pourraient déjà permettre de définir objectivement ce qu’est un « grand roman » (un jour il faudra bien abandonner ces guillemets à propos desquels Barthes a dit des choses très justes (je vais re-feuilleter vite fait les œuvres complètes de R.B. et retrouver la citation, en attendant, je continue à rédiger ce billet)). On pourrait ajouter un troisième critère tout aussi objectif qui serait le volume de l’ouvrage. Mais ces critères nécessaires ne sont pas suffisants comme disent les philosophes. Je réfléchis ici en même temps que j’écris, les puristes de l’essai et les intelligences pointues et tatillonnes comprendront, je l’espère, le climat mouvant et purement conjectural de ces paragraphes. Ce ne sont que des notes de lecture qui n’ont rien de définitif. Fin de la parenthèse que j’avais omis d’ouvrir.
Un autre critère déterminant et qui distingue un grand roman d’un roman ordinaire est la façon dont il parvient à devenir un classique au sens du mot classique proposé par Borges (impossible de remettre la main sur la définition, j’ai l’air malin). Mais tout cela ne serait encore rien et serait même tout à fait secondaire si le grand roman n’était pas d’abord l’invention et la quête d’une forme nouvelle jamais expérimentée encore auparavant.
Or s’il y avait bien quelqu’un pour concevoir cette nouveauté c’était Musil himself.  Preuve en est ces paragraphes au sein desquels l’auteur réfléchit dans le texte même sur la nature de son geste :
« La traduction du mot français « essai » par le mot allemand Versuch, telle qu’on l’admet généralement, ne respecte pas suffisamment l’allusion essentielle au modèle littéraire ; un essai n’est pas l’expression provisoire ou accessoire d’une conviction qu’une meilleure occasion permettrait d’élever au rang de vérité, mais qui pourrait tout aussi bien se révéler erreur (…) ; un essai est la forme unique et inaltérable qu’une pensée fait prendre à la vie d’un homme ».
Et plus loin, on lit ceci : « un homme qui cherche qui cherche la vérité se fait savant ; un homme qui veut laisser sa subjectivité s’épanouir devient, peut-être, écrivain ; mais que doit faire un homme qui cherche quelque chose situé entre deux ? »
À  travers ces phrases, l’auteur laisse émerger l’objet de sa quête : la forme qui oscille entre la littérature et la science. Malheureusement, le roman de Musil est inachevé, il ne permet donc pas de saisir de façon totalement satisfaisante la forme que son œuvre crée. Mais chaque page, ceci étant dit à un autre degré de la saisie du texte, laisse entrevoir et miroiter cette forme puisque l’on passe sans cesse de développements proches de l’essai à l’écriture romanesque proprement dite. 
Mais, je ne sais pas si pour moi l’essentiel se trouve là, dans cette idée générale qui se dégage du texte et qui s’est imposée aujourd’hui comme la clé de lecture dominante du roman de Musil, c’est-à-dire cette tentative de synthèse entre l’essai et le roman.
En tant que lecteur, ce à quoi je suis le plus sensible (et c’est peut-être le critère décisif du grand roman), c’est l’art avec lequel Musil peint, dessine, grave, sculpte ses images. Les images de Musil sont toujours réussies (elles ne sont pas perverses au sens que Dante donnait à ce mot, c’est-à-dire image inaboutie et hybride). Elles font accéder la lecture à un plan neuf (et c’est là sa vraie nouveauté) qui est le plan de la poésie même. Bref, sans poésie, pas de grand roman.

J’abandonne ici ces notes dans les marges de « L’homme sans qualité ». Je les reprendrai encore souvent puisque je ne suis arrivé qu’à la page 307 du roman. C’est dire le caractère transitoire de ces notes marginales.

Écrire ces mots me rend la santé et m’apporte le courage nécessaire. Écrivant ces mots, qui sont ce qu’ils sont, imparfaits, un peu secs, naïfs parfois, je retrouve ce point d’équilibre sur lequel on bâtit le château de sable de sa propre existence. Fidèle aux préceptes de Proust, c’est en se tournant vers moi (mais pas vers n’importe quel moi, vers ce moi qui a pour raison d’être le texte et l’écriture) que quelque chose prend et la vanité me paraît tout à coup moins vaine. Nous vivons une époque qui se gargarise avec les notions d’altérité et d’interactivité, mais il faudrait aussi parfois souligner que ces conceptions ne sont rien sans la préalable ébauche de soi. À quoi bon autrui si je n’existe pas ? Mais ironiquement je terminerais ce billet en soulignant que sans la médiation du texte de Musil, mon sentiment d’exister serait nul. Ne suis-je qu’une coquille vide dont ces paragraphes sont les parois et les fenêtres ?

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Commentaires
V
Pour répondre à la question première, je dirais : ironie et utopie. Comme le soulignait Cometti, les expériences de pensée musiliennes conduisent au seuil de problèmes éthiques étroitement liés à un ensemble d’interrogations esthétiques. Ces expériences entrent en rapport avec un style dont l’ironie constitue le trait le plus marquant et le plus essentiel. Ce qu’il y a de philosophique dans l’œuvre de Musil est « entièrement solidaire d’une ironie qui sert de pièce maîtresse au dispositif utopique ». C’était une crainte affirmée de Blanchot que de voir l’œuvre de Musil « plus commentée que lue », crainte qui s’explique entre autre par l’arrivée presque explosive du nom de Musil en France dans les années 1950, mais je pense que l’on peut sur ce point rassurer chacun, les nombreux livres publiés par les commentateurs de Musil sont d’excellentes lectures, et j’invite tous ceux qui apprécient l’HSQ à se plonger dans Bouveresse ou Cometti, pour ne citer que deux noms importants. <br /> Sinon tout cela est très justement vu, et l’on peut certainement envisager Musil comme un auteur – disons auteur, puisqu’il s’est construit une place quelque part entre l’écrivain et le philosophe – qui s’est intéressé à l’alternative romanesque et qui a privilégié l’expérimental autant que l’essai – et l’essai comme expérimentation. C’est pour ces mêmes raisons que l’on peut s’autoriser à dire qu’il n’est pas même besoin de qualifier de malheureuse son entreprise de roman inachevé ; il savait sa tâche plus que « possiblement impossible ». On compare souvent Musil à Proust et Broch, et on le place aux côtés d’auteurs majeurs, tels que Joyce, Woolf et Kafka. Ceci répond à des élans très naturels, même si je rejoins Blanchot lorsqu’il soupçonnait dans l’un de ses essais du LIVRE À VENIR que l’HSQ apparaissait en France aux seins de conjonctures qui pourraient l’amener à devenir l’un des romans les plus mal lu. L’idée de Grand Roman est certes assez éloignée de celle du Grand Ecrivain ou encore de celle de la Grande Idée, mais l’on pourrait s’amuser à chercher des similitudes entre la Recherche et l’HSQ, c’est un jeu qui forcément réussira (au contraire, pourrait-on dire par boutade et en citant encore Cometti, du principe de l’idée désirée par l’Action Parallèle « qui s’organise autour d’une idée dont on attend des effets rédempteurs sans en avoir préalablement défini la nature »). L’indétermination romanesque de Musil, par exemple, se construit de telle façon que l’on pourrait lui trouver des ressemblances avec l’organisation proustienne agencée autour de l’idée d’insignifiance qui parcourt les pages de la « Recherche » et qui prend subitement sens au creux du TEMPS RETROUVÉ ; et puis, finalement, Musil ne laissait-il pas aussi entendre que la littérature, c’est la vie ?
D
À propos de château de sable :<br /> <br /> http://chateaudesable.hautetfort.com/
D
Grand roman ---> invention d'une forme, ou volonté d'intention d'une forme. Dans ce cas, il faudrait aussi passer à ce tamis les Somnanbules de Broch, contemporains de L'Homme sans qualités (que je relis en ce moment grâce à /à cause de vous).<br /> <br /> Grand roman ---> sentiment d'exister transmis au lecteur : idée féconde.
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