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La Nouvelle Lettre du Jeudi
5 juin 2008

Nouvelle Cacanie

La précision avec laquelle Musil ausculte son temps, il la tient de son métier d’ingénieur, métier qu’il abandonne pour se livrer tout entier à l’art du roman. La légende dit qu’il mourut pauvrement. Ce genre d’individu qui avait tout pour réussir et qui malgré cela « rate » sa vie exerce une grande attraction sur moi. « Rater » doit s’entendre ici en rapport au sens (désormais) petit-bourgeois du terme antonyme « réussir », c’est-à-dire disposer du luxe de la vie moderne (et quelle vie moderne !) et d’un compte en banque gonflé à bloc. Rater sa vie, aujourd’hui, c’est ne pas atteindre le paradis people et mieux encore, c’est n’être même pas capable de comprendre que le sens de la vie est totalement déterminé par le modus people.

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Citation complémentaire au billet précédent : « Mais la confusion de l’intelligence et de la bêtise, de la vulgarité et de la beauté est, justement dans ces époques-là, si grande, si inextricable, qu’il paraît évidemment plus simple à beaucoup de gens de croire à un mystère au nom duquel ils proclament la dégénérescence progressive et fatale de quelque chose qui échappe à tout jugement exact et se révèle d’une solennelle imprécision ».

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Lisant Musil, il est difficile de ne pas s’interroger sur l’éventuelle existence d’un auteur, ou de plusieurs, dont l’ambition serait d’écrire « L’homme sans qualités » de notre temps. Il pourrait sembler impertinent et vain d’oser une telle supposition : il n’y aura jamais qu’un seul Musil dans la littérature, etc. Mais, tel n’est pas le propos. Il s’agit, au contraire, de savoir si un auteur, aujourd’hui, pourrait avoir suffisamment de dégagement et de vue sur le monde pour écrire le grand roman européen qui se fait attendre. La chancellerie bureaucratique européenne fait en effet une merveilleuse Cacanie. On imagine aisément un fils de quelque fonctionnaire grand bourgeois haut placé dans les sphères du pouvoir européen, vivant à Bruxelles, cette capitale des capitales européennes. Personnage ayant traversé par des études brillantes les grands dogmes scientifiques et philosophiques de telle sorte qu’il puisse avoir sur le réel de notre Nouvelle Cacanie des points de vue aigus, singuliers et éventuellement novateurs. En somme, un roman écrit dans les coulisses de l’Europe. Les lobbyistes  seraient les comte Leinsdorf et Stallburg. Les Moosbrugger ne manquent pas, à ce qu’il semble. Le projet européen quant à lui constitue une remarquable « action parallèle ».

Seul un écrivain belge pourrait écrire ce roman, car seul un habitant d’un pays aussi improbable que l’ancienne Autriche-Hongrie, et aussi menacé de disparition, pourrait disposer d’une sensibilité suffisamment affûtée pour imprégner sa prose de la dose ad hoc  d’ironie sans laquelle ce roman ne serait qu’une fabrique de grandes idées creuses.


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Commentaires
D
Votre idée est en effet très excitante, et vous avez raison quant à la Belgique et au parallèle que vous établissez avec l'Autriche-Hongrie d'avant 1918. Il y faudrait un Belge qui "habite" la monarchie belge, tout comme Joseph Roth se sentait "habiter" la monarchie austro-hongroise.
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