Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La Nouvelle Lettre du Jeudi
1 juin 2008

Europe, un jour de pluie

« Ces soirées semblaient à son ami quelque feuillet arraché d’un livre, animé par mille inspirations et mille pensées, mais momifié (ainsi qu’il arrive à tout ce que l’on détache de son contexte) et chargé de cette tyrannie de l’immuable qui fait le charme inquiétant des tableaux vivants, où l’on dirait que la vie a tout à coup absorbé un somnifère, et la voilà debout, raide, avec sa structure interne et ses limites précises, mais néanmoins, sur l’arrière-plan du monde, monstrueuse d’absurdité ». Robert Musil, ce disant, incite à prendre des gants avec la réduction vers laquelle tout commentaire finit par tendre. Mais avant de poursuivre cette idée, il faut noter combien la littérature est précisément à l’opposé de cette momification. Combien, dans ses meilleurs moments, elle équivaut à un corps charnu, désirable et palpitant : la vie circule, l’air souffle entre les lignes, des perspectives s’ouvrent à chaque paragraphe : l’esprit renaît.

Une fois de plus se vérifie l’axiome selon lequel tout livre vient à point à qui sait attendre. En maintes occasions, et le livre en porte les marques, « L’homme sans qualités » de Musil avait été un des quelques livres que j’emporte partout sans nécessairement les lire vraiment. Le livre avait été feuilleté, entamé, abandonné, repris et relégué enfin dans la bibliothèque jusqu’à ce que, hier, je l’ouvre et que la lecture prenne, se cristallise, pour parler comme Stendhal. Soudainement, j’entendais les mots de Musil alors que, bien longtemps, ils étaient demeurés obscurs, inaudibles, lointains. Or lointains, ils le sont encore. Il faut introduire ici une dialectique paradoxale et benjaminienne de la proximité lointaine. Musil m’est devenu proche mais de façon lointaine. Des prémisses de cette solidification soudaine de la lecture du poète autrichien s’étaient déjà manifestées lorsque j’avais ouvert « Les désarrois de l’élève Törless » : le premier roman de Musil, un chef d’œuvre de prose déjà.

Mais revenons à la citation qui ouvre ce billet. On notera d’abord la grande familiarité de la prose de Musil avec l’art de son temps. Tout comme les peintres de cette modernité de l’entre-deux guerres montrent « la structure interne » des choses et des êtres qu’ils peignent, le romancier s’entend, lui aussi, à débusquer les illusions de la représentation ou, en tous les cas, à en révéler les coulisses. Pour un œil quelque peu sensibilisé à l’histoire de la peinture moderne, il est aisé de saisir les allusions de Musil au futurisme, au dadaïsme et à l’expressionnisme, notamment.

On notera également que, sur le chemin du génie, dans le roman de Musil, le cheval a acquis une longueur d’avance sur l’homme, ainsi que le sport et tout ce qui constitue le tempo de la modernité (les affaires, le travail, etc.). Des auteurs comme Musil sont précieux. Leur lecture importe pour la rare qualité de leur prose, mais aussi pour ce fait qu’ils sont les témoins d’un monde émergeant qui aujourd’hui a totalement émergé et n’est autre que notre monde. Il ne sert à rien de revenir aux sources pour se lamenter et sangloter en notant que la messe, dès l’aurore de notre modernité insensée, était dite.

Par contre, il importe beaucoup de se mettre à l’écoute du diagnostique posé par Musil et au-delà d’entrer dans le rythme de la prose, d’en épouser les périodes, de faire sien les mots, les phrases, non pas pour se cultiver, quoique ce ne soit superflu, mais pour s’armer contre la perpétuelle atteinte à l'intégrité des mots et leur galvaudage quotidien. Car, avant toute chose, il faut que l’on puisse s’entendre. Autrement dit, il importe que l’oreille soit un organe sensible et sensé et que la bouche avec l’aide de la langue puisse articuler des sons sur lesquels un consensus puisse se construire. Or, il n’y a qu’une partie du patrimoine culturel humain qui possède cette capacité d’entretenir la qualité auditive de l’individu, c’est la littérature (et pas la médecine comme chacun le croit). Bien entendre, c’est aussi bien voir, bien sentir, bien goûter. Musil nous rend plus vivant, plus sensible, plus lucide, plus intelligent, plus comique, plus humble et plus humain. Rêvons qu’il devienne un jour le livre de chevet de tous les Européens. Une nouvelle Europe s’esquisserait alors.

Rêverie dérisoire un jour de pluie tandis que le Baral imbibé de pluie s’enfonce dans la brume.

Publicité
Publicité
Commentaires
La Nouvelle Lettre du Jeudi
Publicité
Archives
Newsletter
Publicité