Fluviale
L’air
rose et bleu se tient bien silencieux au dessus du causse tout blanchi
par le gel. On n'entend que quelques oiseaux que l’hiver ne rebute pas.
Le soleil commence à peine à rehausser de sa clarté un Lingas aux
sommets encore enneigés. France Musique accompagne ces phrases
matinales. Je songeais, en relisant avec beaucoup de plaisir Outrepas de
Renaud Camus, à quelque chose qui s’apparenterait à un bilan de fin
d’année sans que ça en ait toutefois la lourdeur. La note est tout en
demi-teinte. Ni noir ni blanc. Sur bien des points, la
connaissance de soi s’est approfondie sans que cette connaissance ne
produise un quelconque effet. On nous trouvera toujours léger, vain et
frivole. Il aura fallu apprendre à ne pas s’enthousiasmer. Toute
entreprise, fût-elle la plus élémentaire, aura révélé combien les
obstacles se dressent facilement dès lors qu’il est question d’autre
chose que de faire de l’argent. Tout est compliqué et si lent que pour
voir les projets aboutir, il faut d’abord une bonne dose de patience et
d’optimisme, sans quoi, l’on est que trop tenté d’abandonner. On a
senti passer sur soi les premiers signes perceptibles de l’âge qui
s’avance vers ce que l’on ne sait que trop bien. La colline, les
pierres, les chardons, les déclinaisons du grec ancien sont désormais
les compagnons des jours déjà anciens et de ceux encore à venir (on l'espère). S’il fallait retenir un
changement notable, ce serait celui-là : le compagnonnage avec la terre
et les racines grecques. Se mêler au monde paraît de moins en moins
désirable. Le monde, il est vrai, se rappelle constamment à notre bon
souvenir qu’on le veuille ou non. Le monde industriel d’abord : des
pylônes gigantesques défigurent désormais le plateau ainsi qu’une tout
aussi gigantesque étable, tellement gigantesque que le mot « étable »
ne semble plus être très adéquat. La banlieue nous rattrape, même ici,
en ce lieu que l’on espérait mal accessible et peu hospitalier.
Il faut grimper sur la colline et tourner le dos au plateau, s’enfoncer
un peu dans le pli des collines pour respirer un autre air plus habité
par la vacance. L’administration se rappelle constamment à nous et
l’année qui vient promet, sur ce plan, des désagréments bien vifs. Ces
derniers jours, le désordre le plus complet aura régné quant aux
lectures. Signe classique en ce qui me concerne que les choses ne
tournent pas rond. Je passe d’un livre à l’autre à la recherche de je
ne sais quel remède, ou quel mot, qui puisse me rendre cette tension
interne, ce ressort, comme l’on dit si justement, qui donne la
sensation que quelque chose doit être fait. Sans doute, certainement,
ai-je bien tort de chercher au dehors ce qui ne se trouve qu’à
l’intérieur. Je crois cependant qu’une impulsion peut venir d’une
phrase, bien souvent c’est une phrase. Ou d’une image.
Julien Gracq est
mort. J’ai lu les livres de cet auteur quand j’avais vingt ans. Je ne
le lis plus. J’ai néanmoins rouvert En lisant en écrivant. Il
en va de Gracq comme de Stendhal dont il parle abondamment : on le
reconnaît instantanément à peine le livre ouvert. Une phrase suffit. On
est en pays de Loire. La phrase de Gracq est fluviale.