Voyage amoureux
Mardi 15 août
Comme
disent les alpinistes, je crois, lorsqu'ils voient une éclaircie se
profiler, je dispose d'une "fenêtre" d'une heure pour noter pronto
quelques impressions non pas d'Afrique mais de Turin. Je recopie mon
aide-mémoire qui servira momentanément d'esquisse avant de plus amples
développements :
- Les Dioscures, beauté et simplicité,
- San Lorenzo, cent fois mieux que le Duomo (incomparable),
- L'école hollandaise du portrait au XVIIe siècle,
- L'agitation qui gagne la peinture au cours du XVIe siècle (le baroque comme excitation) les plis et les enfants Jésus,
-
Quelques réflexions sur la peinture cubaine : provincialisme sauf Lam
qui a vécu à Paris + 3 autres artistes "Leon (?), Pelaez et Pogolotti
(meilleur dessinateur que peintre),
- Alberto Korda photographe du Che (beauté, romantisme et mensonge),
- Et last but not least, la librairie "Bussola" et l'aventure de l'âme.
A
ce programme, il convient d'ajouter le choc visuel au musée de l'Egypte
de la salle vouée à la statuaire, et dans un autre genre,
l'incompréhension face au phénomène "vache" qui envahit les grandes
villes. Je veux parler de ces "sculptures" dont Bruxelles aura été la
première ville à servir de décor. A Bruxelles, c'était des vaches
bricolées et peintes de la manière la plus affreuse ; à Turin, c'était
des taureaux et des lions. Le décalage entre la laideur sotte et
prétentieuse de ces objets et le lieu qu'ils occupaient (au sens vil et
militaire du terme) était si criant que je me suis demandé tout le long
du séjour comment cette ville si raffinée qu'est Turin pouvait ne pas
voir ce que je voyais. Mais manifestement les touristes apprécient ces
horreurs et ils les photographient à qui mieux mieux. Le plus comique
(et le plus triste) étant qu'au lieu de photographier les magnifiques
statues (les Dioscures qui ornent l'entrée du Palazzo Reale
par exemple); les touristes préfèrent photographier ces oeuvres
bricolées et mal foutues. Encore un signe qui parle contre l'époque.
Comparez les Dioscures et les lions peints (ou les taureaux) posés sur
leur sale socle noir...
Bref, il fallut tout le long de notre
voyage amoureux faire abstraction de ces horribles machins qui avaient
envahi Turin. Faire comme si nous ne voyions pas cette faute de goût,
cette dissonance vulgaire qu'affectionne l'époque.
Heureusement,
il y eut la peinture hollandaise du XVIIe siècle à la galerie Sabauda :
Gortzius Geldorf, Jan Van Ravenstein, Michiel Mierevelt et Joris Van
Schooten. Les quatre tableaux présentent chacun le même sujet (le sujet
y fait son surplace comme il se doit) : un portrait de femme
appartenant à la noblesse ou à la bourgeoisie. Chaque portrait est
peint dans des dominantes de gris et de noir ; et ces tableaux sont le
plus bel hommage au noir que j'aie jamais vu. Il y avait aussi un
portrait d'un Chevalier de Saint-Jacques de Compostel attribué à
Jordaens (mais cette attribution me paraît bien audacieuse, j'ai du mal
à raccrocher ce que je connais de Jordaens à ce portrait sévère et
expressionniste avant la lettre (mais je ne connais pas suffisamment
Jordaens, il est vrai)).
A l'église San Lorenzo, le Baroque nous
est apparu, à l'Epouse et à moi, dans toute sa rigoureuse magnificence.
Il y a, à Turin, un caractère spécifique, un genius loci
qui veut que le dehors ne dévoile pas nécessairement le
dedans (que tout cela est kierkegaardien alors!). San Lorenzo vu du
dehors, c'est une église jaune dépourvue de façade et quasiment de
charme. Sans doute, cette sévérité appartient-elle au dispositif
scénographique et par le jeu du contrepoint prépare-t-elle mieux que
n'importe quelle façade affriolante le choc qui attend le visiteur.
Une
fois à l'intérieur de l'édifice, le visiteur est saisi d'un vertige
sans fin. Le théâtre baroque a là sa plus belle scène, la mieux
accomplie. En comparaison, le Duomo fait une triste figure et n'est
sauvé in extremis que par les belles orgues ornées de dorures.
A
la galerie Sabauda, qui se trouve juste au-dessus du musée égyptien,
est présentée la collection rassemblée au fil du temps par la Maison de
Savoie. On peut y voir notamment un ensemble riche et significatif de
la peinture flamande du Moyen Âge jusqu'au XVIIe siècle ainsi
que des peintres tel Véronèse. La présentation de la collection est
chronologique et permet d'avoir un aperçu des découvertes et des
cheminements de l'art du XIVe (ou du XIIIe) siècle jusqu'au XVIIIe siècle. M'a retenu ce curieux XVIe siècle qui voit la
peinture basculer résolument vers le Baroque : le pli prend ses aises
et s'arrange en volutes arrondies oubliant les savantes dispositions
plus géométriques du Moyen Âge, l'Enfant Jésus ne tient plus en place
sur les genoux de sa mère, les yeux se tournent dramatiquement en tous
sens, les gestes accentuent la théâtralité de la pose. Du début du XVIe siècle à sa fin, c'est comme si l'agitation gagnait l'espace
du tableau, une excitation tragique due au largage de la divinité? Le
Principe a faibli, les choses, les personnes se libèrent, s'affolent,
s'énervent.
Les peintres hollandais du dix-septième retrouvent
néanmoins le calme et la quiétude ainsi qu'une belle austérité sévère
contrebalançant les débordements du Baroque (toujours
extrêmement retenu à Turin).
La salle de la statuaire égyptienne ne
m'a pas fait moins d'impression. Ce fut aussi un choc, un flash visuel.
Le visiteur est brusquement plongé dans l'atmosphère religieuse et
mythologique : les dieux alignés de part et d'autre d'une salle pourvue
de miroirs et plongée dans une demi obscurité sont présents-absents à
souhait. Vous accostez là à un rivage inconnu.
La peinture cubaine
ne peut que paraître bien légère et provinciale en regard de ces dieux
sombres et antiques. Une peinture qui manque d'épaisseur, de densité
sauf dans le cas de Lam. Il est intéressant et instructif de constater
que le peintre qui tire son épingle du jeu est précisément celui qui a
absorbé la modernité française d'un Picasso. De même, Pogolotti a
absorbé Léger et Pelaez l'art brut d'un Dubuffet (entre autres). Sans
ces contacts avec la modernité, la peinture cubaine ne relève guère que
de l'exotisme. Précisons qu'il s'agit ici de la peinture cubaine
avant-gardiste des années vingt à quarante (bien que certains tableaux
transgressaient allègrement cette période). Les photographies de Korda
sont très belles, mais ce qu'elles cachent l'est moins. On ne sait que
trop ce que la romantique mythologie moderne du Che voile : terreur et
pauvreté (et rien n'a changé si l'on jette un oeil à l'actualité).
A la librairie "La Bussola", j'ai acheté un exemplaire du Piranesi
(en italien) publié par Taschen et vécu ce que Benjamin appelle une
"aventure de l'âme". Du Piranèse, on ne connaît surtout que la série
des gravures consacrées aux prisons ; c'est dommage car cette série ne
représente qu'une part de son oeuvre géniale. Piranèse était
architecte, scénographe, graveur et dessinateur. L'homme joue dans
l'espace piranésien un rôle des plus réduits : le plus souvent il est
un mendiant en haillons qui tend la main misérablement, il peut être un
noble aussi, mais jamais il ne fait quelque chose d'important. Au
contraire, il semble avoir perdu toute l'énergie qui avait du animer
les bâtisseurs ambitieux dont il n'est que le minuscule visiteur (ou le
découvreur inconsistant). L'humain sert à rehausser le gigantisme et la
démesure de l'architecture ; il est aussi un acteur qui joue une pièce
sans cesse recommencée et insignifiante et est parfois victime de cet
espace (cf. les scènes de torture). L'art de Piranèse est aussi beau et
sévère qu'un sermon de Bossuet (cf. les nombreuses gravures consacrées
aux tombeaux et aux sépultures).
Hier, j'ai découvert les mels
qui s'étaient accumulés. Des nouvelles de M. qui m'envoie de belles
photographies de Plieux, des nouvelles de Th. qui me fait un très bon
commentaire du projet "Caligari" ; par contre, aucune nouvelle de Z et
de W (et j'en perds mon latin (qui n'était déjà pas bien fameux)).