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La Nouvelle Lettre du Jeudi
15 août 2006

Voyage amoureux

Mardi 15 août

Comme disent les alpinistes, je crois, lorsqu'ils voient une éclaircie se profiler, je dispose d'une "fenêtre" d'une heure pour noter pronto quelques impressions non pas  d'Afrique mais de Turin. Je recopie mon aide-mémoire qui servira momentanément d'esquisse avant de plus amples développements :

- Les Dioscures, beauté et simplicité,
- San Lorenzo, cent fois mieux que le Duomo (incomparable),
- L'école hollandaise du portrait au XVIIe siècle,
- L'agitation qui gagne la peinture au cours du XVIe siècle (le baroque comme excitation) les plis et les enfants Jésus,
- Quelques réflexions sur la peinture cubaine : provincialisme sauf Lam qui a vécu à Paris + 3 autres artistes "Leon (?), Pelaez et Pogolotti (meilleur dessinateur que peintre),
- Alberto Korda photographe du Che (beauté, romantisme et mensonge),
- Et last but not least, la librairie "Bussola" et l'aventure de l'âme.

A ce programme, il convient d'ajouter le choc visuel au musée de l'Egypte de la salle vouée à la statuaire, et dans un autre genre, l'incompréhension face au phénomène "vache" qui envahit les grandes villes. Je veux parler de ces "sculptures" dont Bruxelles aura été la première ville à servir de décor. A Bruxelles, c'était des vaches bricolées et peintes de la manière la plus affreuse ; à Turin, c'était des taureaux et des lions. Le décalage entre la laideur sotte et prétentieuse de ces objets et le lieu qu'ils occupaient (au sens vil et militaire du terme) était si criant que je me suis demandé tout le long du séjour comment cette ville si raffinée qu'est Turin pouvait ne pas voir ce que je voyais. Mais manifestement les touristes apprécient ces horreurs et ils les photographient à qui mieux mieux. Le plus comique (et le plus triste) étant qu'au lieu de photographier les magnifiques statues (les Dioscures qui ornent l'entrée du Palazzo Reale par exemple); les touristes préfèrent photographier ces oeuvres bricolées et mal foutues. Encore un signe qui parle contre l'époque. Comparez les Dioscures et les lions peints (ou les taureaux) posés sur leur sale socle noir...
Bref, il fallut tout le long de notre voyage amoureux faire abstraction de ces horribles machins qui avaient envahi Turin. Faire comme si nous ne voyions pas cette faute de goût, cette dissonance vulgaire qu'affectionne l'époque.
Heureusement, il y eut la peinture hollandaise du XVIIe siècle à la galerie Sabauda : Gortzius Geldorf, Jan Van Ravenstein, Michiel Mierevelt et Joris Van Schooten. Les quatre tableaux présentent chacun le même sujet (le sujet y fait son surplace comme il se doit) : un portrait de femme appartenant à la noblesse ou à la bourgeoisie. Chaque portrait est peint dans des dominantes de gris et de noir ; et ces tableaux sont le plus bel hommage au noir que j'aie jamais vu. Il y avait aussi un portrait d'un Chevalier de Saint-Jacques de Compostel attribué à Jordaens (mais cette attribution me paraît bien audacieuse, j'ai du mal à raccrocher ce que je connais de Jordaens à ce portrait sévère et expressionniste avant la lettre (mais je ne connais pas suffisamment Jordaens, il est vrai)).
A l'église San Lorenzo, le Baroque nous est apparu, à l'Epouse et à moi, dans toute sa rigoureuse magnificence. Il y a, à Turin, un caractère spécifique, un genius loci qui veut que le dehors ne dévoile pas nécessairement le dedans (que tout cela est kierkegaardien alors!). San Lorenzo vu du dehors, c'est une église jaune dépourvue de façade et quasiment de charme. Sans doute, cette sévérité appartient-elle au dispositif scénographique et par le jeu du contrepoint prépare-t-elle mieux que n'importe quelle façade affriolante le choc qui attend le visiteur.
Une fois à l'intérieur de l'édifice, le visiteur est saisi d'un vertige sans fin. Le théâtre baroque a là sa plus belle scène, la mieux accomplie. En comparaison, le Duomo fait une triste figure et n'est sauvé in extremis que par les belles orgues ornées de dorures.
A la galerie Sabauda, qui se trouve juste au-dessus du musée égyptien, est présentée la collection rassemblée au fil du temps par la Maison de Savoie. On peut y voir notamment un ensemble riche et significatif de la peinture flamande du Moyen Âge jusqu'au XVIIe siècle ainsi que des peintres tel Véronèse. La présentation de la collection est chronologique et permet d'avoir un aperçu des découvertes et des cheminements de l'art du XIVe (ou du XIIIe) siècle jusqu'au XVIIIe siècle. M'a retenu ce curieux XVIe siècle qui voit la peinture basculer résolument vers le Baroque : le pli prend ses aises et s'arrange en volutes arrondies oubliant les savantes dispositions plus géométriques du Moyen Âge, l'Enfant Jésus ne tient plus en place sur les genoux de sa mère, les yeux se tournent dramatiquement en tous sens, les gestes accentuent la théâtralité de la pose. Du début du XVIe siècle à sa fin, c'est comme si l'agitation gagnait l'espace du tableau, une excitation tragique due au largage de la divinité? Le Principe a faibli, les choses, les personnes se libèrent, s'affolent, s'énervent.
Les peintres hollandais du dix-septième retrouvent néanmoins le calme et la quiétude ainsi qu'une belle austérité sévère contrebalançant les débordements du Baroque (toujours extrêmement retenu à Turin).
La salle de la statuaire égyptienne ne m'a pas fait moins d'impression. Ce fut aussi un choc, un flash visuel. Le visiteur est brusquement plongé dans l'atmosphère religieuse et mythologique : les dieux alignés de part et d'autre d'une salle pourvue de miroirs et plongée dans une demi obscurité sont présents-absents à souhait. Vous accostez là à un rivage inconnu.
La peinture cubaine ne peut que paraître bien légère et provinciale en regard de ces dieux sombres et antiques. Une peinture qui manque d'épaisseur, de densité sauf dans le cas de Lam. Il est intéressant et instructif de constater que le peintre qui tire son épingle du jeu est précisément celui qui a absorbé la modernité française d'un Picasso. De même, Pogolotti a absorbé Léger et Pelaez l'art brut d'un Dubuffet (entre autres). Sans ces contacts avec la modernité, la peinture cubaine ne relève guère que de l'exotisme. Précisons qu'il s'agit ici de la peinture cubaine avant-gardiste des années vingt à quarante (bien que certains tableaux transgressaient allègrement cette période). Les photographies de Korda sont très belles, mais ce qu'elles cachent l'est moins. On ne sait que trop ce que la romantique mythologie moderne du Che voile : terreur et pauvreté (et rien n'a changé si l'on jette un oeil à l'actualité).
A la librairie "La Bussola", j'ai acheté un exemplaire du Piranesi (en italien) publié par Taschen et vécu ce que Benjamin appelle une "aventure de l'âme". Du Piranèse, on ne connaît surtout que la série des gravures consacrées aux prisons ; c'est dommage car cette série ne représente qu'une part de son oeuvre géniale. Piranèse était architecte, scénographe, graveur et dessinateur. L'homme joue dans l'espace piranésien un rôle des plus réduits : le plus souvent il est un mendiant en haillons qui tend la main misérablement, il peut être un noble aussi, mais jamais il ne fait quelque chose d'important. Au contraire, il semble avoir perdu toute l'énergie qui avait du animer les bâtisseurs ambitieux dont il n'est que le minuscule visiteur (ou le découvreur inconsistant). L'humain sert à rehausser le gigantisme et la démesure de l'architecture ; il est aussi un acteur qui joue une pièce sans cesse recommencée et insignifiante et est parfois victime de cet espace (cf. les scènes de torture). L'art de Piranèse est aussi beau et sévère qu'un sermon de Bossuet (cf. les nombreuses gravures consacrées aux tombeaux et aux sépultures).

Hier, j'ai découvert les mels qui s'étaient accumulés. Des nouvelles de M. qui m'envoie de belles photographies de Plieux, des nouvelles de Th. qui me fait un très bon commentaire du projet "Caligari" ; par contre, aucune nouvelle de Z et de W (et j'en perds mon latin (qui n'était déjà pas bien fameux)).

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