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La Nouvelle Lettre du Jeudi
23 avril 2006

Contributions à une poétique du regard, suite 1.

Notes sur l'adaptation de la Recherche du temps perdu en bandes dessinées. Pour un livre qui n’existe pas encore "Mais bien souvent ce n'était, en effet, que des images ;" Marcel Proust. Toute tentative d’adaptation repose sur une lecture active et en profondeur de l’œuvre originale. Adapter une œuvre, c’est d’abord la lire attentivement. S’il s’agit de transposer en images le texte original, les questions qu’il convient de se poser sont les suivantes : comment se forment les images dans la Recherche ? Quelles sont les conséquences sur le plan de la représentation de la théorie des images chez Proust ? En d’autres termes, quels sont les bases esthétiques d’une adaptation en bandes dessinées du roman À la recherche du temps perdu ? L’image proustienne obéit à des mécanismes à la fois complexes et dynamiques. Le jeu entre l’avant-plan et l’arrière-plan est réglé selon le principe général de l’inversion. Ce qui est devant passe progressivement derrière et inversement. Corollairement le passage d’une même chose ou d’une même personne d’un état x à un état y se décline en un spectre circulaire qui fait qu’un personnage accomplira une révolution complète pour passer de l’état x à l’état y. Le parcours social du personnage d’Odette de Crécy est à ce titre exemplaire : de mademoiselle Sacripan, femme légère et laide, elle devient la maîtresse des grands bourgeois et des aristocrates, elle terminera sa trajectoire en noble épouse de Forcheville. La révolution au demeurant se projette en des trajectoires multiples et divergentes. L’ascension sociale est un mouvement auquel sur un autre plan répond une descente. De l’affolante mobilité ontologique des personnages proustiens, il est difficile de tirer une définition fixe de ce qu’ils sont. Seul le passage entre les divers états est repérable. Pour se représenter Odette de Crécy, il faut additionner toutes les étapes de sa métempsycose. L’image de la transmigration des âmes dans la religion hindoue sert de métaphore à Proust pour rendre compte du mécanisme de la métamorphose perpétuelle qui anime ses personnages. La figure de la transmigration des âmes est complexifiée par la présence de la figure du kaléidoscope qui occupe en tant que métaphore une place importante dans le texte proustien. L’importance de cette figure dans l’optique proustienne suffit à remettre sérieusement en question le cliché d’un Proust impressionniste. Dans le fragment que je propose de lire, la diffraction dynamique et révolutionnaire (au sens spatial du terme) des personnages et de l’espace est soumise aux lois d’un désir ambivalent. Toute la Recherche au demeurant subit cette loi. Les mouvements divergents des spectres proustiens, leur déploiement dans le temps reçoivent leur impulsion d’un désir sans lequel pas une ligne du livre n’aurait pu s’écrire. * L’épisode de la rencontre du narrateur avec une bande de jeunes filles dans le volume À l’ombre des jeunes filles en fleurs permettra de saisir la façon dont l’ambivalence du désir motive le jeu spatial et détermine la nature des personnages : Ce jour-là, comme les précédents, Saint-Loup avait été obligé d'aller à Doncières…C’est le constat d’une absence qui introduit l'épisode de la rencontre avec les jeunes filles. Cette absence va peser sur tout l’épisode de la rencontre avec le groupe des jeunes filles. La rencontre est importante puisqu’il en sortira la figure d’Albertine à laquelle Proust va donner par la suite une ampleur extraordinaire. À ce moment du récit, le narrateur n’aime plus Gilberte, il est en vacances avec sa grand-mère. Son désir est en quête d’un être à aimer. De Gilberte, il passera à Albertine, ayant entre temps brièvement admiré mademoiselle de Stermaria. L’ambiguïté des prénoms des héroïnes stimule d’emblée le mécanisme d’inversion. Dans Albertine, il y a " Albert " comme dans Gilberte, il y avait " Gilbert ". Le vocable " er " est aussi l’objet d’un jeu textuel que la lecture va révéler. Comme nous allons le voir, l’absence momentanée de Saint-Loup aura pour conséquence d’expliciter l’ambivalence du désir proustien notamment dans l’inflation des termes et des allusions érotiques : J'étais dans une de ces périodes de la jeunesse, dépourvues d'un amour particulier, vacantes, où partout - comme un amoureux, la femme dont il est épris - on désire, on cherche, on voit la Beauté. L'insistance de l'écrivain sur les connotations amoureuses : la jeunesse, l'amour, la femme, le désir très explicitement, oriente massivement le sens des paragraphes. La Beauté non moins. La majuscule apposée au mot tend à laisser supposer que le désir dont il est question se mesure en terme d'absolu, c'est de chair qu'il est question et c'est d'art tout aussi bien. L'événement qui suit devra être lu sous la triple alliance de la figure absente de Saint-Loup, du désir vacant et de la subordination de ce désir à la plus haute exigence esthétique. Une quatrième divinité cependant intègre la série des motifs surdéterminant le texte. Une attitude aperçue de loin par le narrateur qui laisse croire qu'il s'agit de telle dame le fait se précipiter vers elle pour constater qu'il ne s'agit pas de celle à qui il songeait. Des figures qui induisent un sens de lecture, celle de l'erreur d'interprétation, l’illusion d’optique en somme, est certainement à la fois la plus stimulante et la plus importante. Quand on interprétera les paragraphes qui vont suivre, on devra à l'instar du narrateur prendre garde à ce que l’on lit, sous peine de se tromper sur la véritable nature de ce que l’on perçoit. Cette méprise éternelle sur le sens de ce que l’on voit est l'un des arguments qui font se mouvoir les pans et les plans de la Recherche. Chaque rencontre du narrateur suit à peu près ce schéma : primo le désir lui fait formuler des fantasmes qui déforment la réalité, secundo les écailles du désir tombent de ses yeux et il apprend réellement ce qu'il en est (tout le récit qui se tisse à partir du nom des Guermantes met en jeu cet aspect de la perception et du désir). Proust s'entend à faire tomber les masques de l'illusion. Dans Le temps retrouvé, les illusions du désir ne parent plus les personnages. C'est à un tel point que le narrateur ne reconnaît plus ceux qu'il était censé connaître. Le temps a fait son œuvre. Marcel, le narrateur, est mis en face de la cruelle réalité. Ses rêveries érotiques sur les noms ne sont plus de mise, les voiles du fantasme sont enlevés. Le temps a mis à nu la condition humaine. Le tour de force de l'écriture proustienne est de maintenir ouverte la porte de l’interprétation car la vérité ne résulte pas d’un dévoilement progressif qui mènerait le lecteur vers elle. Chez Proust, la contredanse succède immanquablement à la danse. Il n’y a pas de vérité ultime. L'écriture proustienne est une écriture de l'inversion, on l’a déjà noté. Tout ce qui est blanc finira noir et inversement. Entre les pôles extrêmes se déploient les spires de la vérité proustienne. Saint-Loup est certes l'amoureux de Rachel, mais il est aussi un amateur du sexe fort. À l'ombre des jeunes filles en fleurs se cache la fleur poétique de l'inversion. Les paragraphes de la rencontre avec la "petite bande" sont à lire sous l'angle de cette inversion. Là où on lit femme, il faudrait lire homme. L'écriture de Proust est au sens strict une langue étrangère que le lecteur doit traduire faute d'en saisir le jeu et le sens. Peut-être alors les buts de la promenade de la "petite bande" sembleront-ils moins obscurs au lecteur averti du jeu de l'inversion du sens qu'ils ne le paraissent aux baigneurs de Balbec. On soulignera l'allure masculine des jeunes filles. L'une pousse sa bicyclette devant elle, deux autres tiennent des "clubs" de golf et leur accoutrement tranche avec celui des autres jeunes filles de la station balnéaire. L'heure même où se produit la rencontre est singulière et met en scène le jeu de l’inversion : C'était l'heure où dames et messieurs venaient tous les jours faire leur tour de digue, exposés aux feux impitoyables du face-à-main que fixait sur eux, comme s'ils eussent été porteurs de quelque tare qu'elle tenait à inspecter dans ses moindres détails, la femme du premier président, fièrement assise devant le kiosque de musique, au milieu de cette rangée de chaises redoutée où eux-mêmes tout à l'heure, d'acteurs devenus critiques, viendraient s'installer pour juger à leur tour ceux qui défileraient devant eux. Tous ces gens qui longeaient la digue en tanguant aussi fort que si elle avait été le pont d'un bateau (car ils ne savaient pas lever une jambe sans du même coup remuer le bras, tourner les yeux, remettre d'aplomb leurs épaules, compenser par un mouvement balancé du côté opposé le mouvement qu'ils venaient de faire de l'autre côté, et congestionner leur face), faisant semblant de ne pas voir, pour faire croire qu'ils ne se souciaient pas d'elles, mais regardant à la dérobée, pour ne pas risquer de les heurter, les personnes qui marchaient à leurs côtés ou venaient en sens inverse, butaient au contraire contre elles, s'accrochaient à elle, parce qu'ils avaient été réciproquement de leur part l'objet de la même attention secrète, cachée sous le même dédain apparent; Ainsi convient-il de lire la Recherche, en sens inverse, avec une attention secrète, en suivant ce mécanisme horloger d'un balancier qui sans cesse compense par un mouvement réciproque le vide laissé par le mouvement initial. Il s'agit aussi de voir ce que les personnages ne cessent pas de faire semblant de ne pas voir. Quand le narrateur entreprend de décrire et d'individualiser le groupe des jeunes filles et qu'il s'appuie pour la description du nez de l'une d'elles sur l'image d'un roi Mage de type arabe, le lecteur devrait cesser de ne pas voir ce qu'il y a à voir : le côté franchement homosexuel du désir proustien. Dans le texte une série de motifs vont s'agglutiner autour de cet érotisme masculin sans par ailleurs que cesse d’être également exalté le côté féminin. Une phrase permet de prendre plus clairement conscience de ce jeu où l'œil et le désir deviennent une seule et même chose : Si nous pensions que les yeux d'une telle fille ne sont qu'une brillante rondelle de mica, nous ne serions pas avides de connaître et d'unir à nous sa vie. Quelques lignes plus haut dans les paragraphes proustiens, c'était d'un phallique télescope qu'il s’agissait. L'union avec la jeune fille prend dès lors une tout autre allure. Il faut en effet garder à l'esprit les remarques sur l'inversion et la mobilité du sens ainsi que sur ce fait que toute cette partie du texte est écrite pour combler la vacance de Saint-Loup. Le désir d’union charnelle avec la jeune fille passe par la possession du regard de celle-ci La description du groupe des jeunes filles met également en évidence l'une d'elles qui pousse devant elle sa bicyclette. En lisant cette phrase, le lecteur ne doit pas oublier que la figure absente de Saint-Loup commande la manœuvre textuelle. Sur la bicyclette, la place est vide puisque la jeune fille pousse l'engin. Non seulement la bicyclette est libre et vacante, mais dans l'ordre de la spatialité, elle est le premier élément qui s'avance. Pour rouler sur une bicyclette, il faut s'y asseoir d'une telle façon que la position peut être saisie comme un moyen très subtil de la part de Proust de stimuler le côté sexuel et anal de la description. Les lignes qui suivent renforcent cette interprétation : Mais nous sentons que ce qui luit dans ce disque réfléchissant n'est pas dû uniquement à sa composition matérielle ; que ce sont inconnues de nous, les noires ombres des idées que cet être se fait, relativement aux gens et aux lieux qu'il connaît -pelouses des hyppodromes, sable des chemin où, pédalant à travers champs et bois, m'eût entraîné cette petite péri, plus séduisante pour moi que celle du paradis persan - les ombres aussi de la maison où elle va rentrer, des projets qu'elle forme ou qu'on a formé pour elle ; et surtout que c'est elle, avec ses désirs, ses sympathies, ses répulsions, son obscure et incessante volonté. Je savais que je ne posséderais pas cette jeune cycliste, si je ne possédais pas aussi ce qu'il avait dans ses yeux. Et c'était par conséquent toute sa vie qui m'inspirait du désir ; désir douloureux, parce que je le sentais irréalisable, mais enivrant, parce que ce qui avait été jusque-là ma vie totale, n'étant plus qu'une petite partie de l'espace étendu devant moi que je brûlais de couvrir… Clairement le désir de possession physique se confond avec le désir de posséder le regard de la jeune fille. Le fantasme de la promenade à bicyclette fait se former au travers de la description du désir hétérosexuel de la jeune fille un autre désir plus obscur, que seul un regard oblique peut saisir, un désir qui ne peut pas se dire de manière aussi transparente. Le lecteur proustien se souviendra que c’est d’un tel regard que le baron de Charlus gratifie le jeune narrateur dans le grand Hôtel de Balbec avant que Saint-Loup ne le présente à l’orgueilleux aristocrate. La loi qui gouverne la perception de ce désir est énoncée par Proust un peu plus loin : Il faut qu'entre nous et le poisson qui, si nous le voyions pour la première fois servi sur une table, ne paraîtrait pas valoir les milles ruses et détours nécessaires pour nous emparer de lui, s'interpose, pendant les après-midi de pêche, le remous à la surface duquel viennent affleurer, sans que nous sachions bien ce que nous voulons en faire, le poli d'une chair, l'indécision d'une forme, dans la fluidité d'un transparent et mobile azur. Entre ce qui est désiré et le désir un voile trouble et dynamique empêche de décider pour une forme ou pour une autre. Les paragraphes de la rencontre avec le groupe de jeune fille procèdent, si l’on jette sur eux ce regard oblique cher à Proust, d'une mécanique onaniste. À l'horizontalité de la plage succédera la mobilité verticale de l'ascenseur. Le narrateur doit en effet rentrer à l'hôtel pour se reposer. "Rentrer" est un verbe souligné plusieurs fois par le narrateur lorsqu'il rencontre le " lift ". La description qui termine l'épisode de la rencontre avec la petite bande insiste sur la ressemblance des couloirs de l'hôtel avec l'ambre doré des tableaux de Rembrandt. Le dernier mot est le mot cabinet contenu dans l'expression "fenêtre des cabinets". On se souviendra aussi que, dans le roman, le nom de Cambremer focalise l'attention du narrateur. Les allusions aux cabinets, à l'ambre doré, la prunelle à pénétrer, donnent à penser que tout l'épisode de "la petite bande" peut se lire non seulement au niveau littéral qui est le sien mais aussi comme une compensation fantasmée de l'absence de l'ami. Sous les ors du salon, à l'ombre des jeunes filles en fleurs, se profile des désirs moins facilement avouables. La syllabe "mer" outre ses connotations marines se teinte de connotations plus obscures. La mer qui vient s'échouer sur les plages de Balbec n'est sans doute pas uniquement celle que l'on croit. Le vocable " er " contenu dans les prénoms des deux héroïnes, Gilberte et Albertine, qui vont focaliser successivement le désir du narrateur induit par conséquent une lecture érotique trouble des prénoms. Il faut rappeler aussi le désir du narrateur pour madame de Guermantes et mademoiselle de Stermaria. Dans Rembrandt, l’on entend Cambronne, (paronomase également avec Cambremer, le plus explicite des noms propres de la Recherche). Un jeu très complexe se noue ainsi dans le texte. Le sens oscille entre des plans divergents qui échangent sans cesse leur position comme l’acteur devient critique. Dans ce feuilleté de sens, le lecteur est invité à se déplacer, la bicyclette joue le rôle d’une métaphore sexuelle et indique aussi bien une invitation à parcourir l’espace textuel. Dans cette oscillation point le désir homosexuel et le fantasme de la pénétration anale. Cependant l’expression de ce désir demeure diffuse et trouble. Aussitôt le lecteur voudrait-il ancrer le sens dans cette figure érotique que le sens se débinerait comme le poisson glisse de la main du pêcheur. Le sens émerge pour mieux s’ensevelir. Ce sens-là n’est qu’un sens possible que l’oscillation propose fugitivement à l’entendement du lecteur. Le mouvement divergent du sens crée une surface dynamique dont les plans en mouvement continu laissent apparaître tantôt une figure féminine et tantôt au même endroit une figure masculine. Les connotations divergentes se projettent sur des plans en interaction qui accentuent la dilution des apparences. Les images se superposent, ce ne sont que des images en effet pour parler comme Proust. Le sujet chez Proust ne se définit que par un empilement d’images. Ce qui reste, ce sont les images qui défilent, toutes sont vraies et toutes sont fausses. Aucune ne peut fixer définitivement la nature du sujet. Les adaptations de À la recherche du temps perdu devraient prendre en considération cette dimension visuelle, la duplicité des images proustiennes et leur dynamisme spatial. Il faut l’espérer que le livre qui résulterait d’une telle lecture et qui mettrait de tels mécanismes optiques en jeu serait une œuvre qui par ses qualités métamorphoserait la lecture que l’on ferait de l’œuvre originale. Il ne suffit pas de quelques scènes de salon, de quelques duchesses pour " faire " du Marcel Proust. Encore faut-il réussir à traduire l’écheveau dynamique des plans qui suscitent, sans que nous sachions bien ce que nous voulons en faire, le poli d'une chair, l'indécision d'une forme, dans la fluidité d'un transparent et mobile azur.
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