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La Nouvelle Lettre du Jeudi
25 août 2011

Le sens ordinaire, notes sur la poésie de Wallace Stevens

Quelques remarques à propos d’un poème de Wallace Stevens.

Les notes qui suivent sont établies en fonction de la traduction de la poésie de Wallace Stevens par Gilles Mourrier. La traduction de l’ensemble de l’œuvre de Stevens est disponible sur ce site : http://mapage.noos.fr/gmurer0001/table_ws.htm . Outre la traduction, on trouve une présentation argumentée et extrêmement fouillée du dossier enchevêtré de la postérité de Stevens quant à sa traduction en français. Le dossier est partisan et engagé, ce que l’on comprend eu égard aux affres du traducteur en proie aux manœuvres des maisons d’édition qui semblent placer leur intérêt propre avant l’intérêt du poète (du moins si l'on se réfère à ce qu'en dit Gilles Mourrier). Il est dommage pour la poésie et pour l'art de la traduction que de tels conflits ne soient pas transformés en objets littéraires où les différentes versions coexisteraient de façon à ce que le lecteur puisse profiter des variations et forger ainsi sa propre idée. Il me semble de plus que ce serait une bonne façon d'introduire le lecteur à l'art de traduire. Lecteur débutant de Wallace Stevens, et comparant les traductions de Gilles Mourrier et de Claire Mauroux, mon sentiment est que le premier est un traducteur plutôt hardi qui a tendance à réécrire Stevens tandis que la seconde essaye de suivre de très près l'original. Deux conceptions de la traduction s'affrontent là. Lisant l'original, je suis souvent surpris par les propositions de Mourrier, ne serait-ce qu'à s'attarder à un élément purement visuel et architectonique. Mourrier en effet a tendance à agencer les versets tout autrement que Stevens. Là où par exemple dans le poème "The plain sense of things" Stevens propose une versification en cinq quatrains, Mourrier transforme les cinq blocs en trois blocs de sept vers. Je ne connais pas encore suffisamment la poésie de Stevens pour apprécier cette transformation, mais, en comparaison, jamais Claire Mauroux ne s'autorise une semblable modification. Entre fidélité et réinvention, l'équilibre est sans doute délicat et difficile à trouver.

Sur le site de Gilles Mourrier, une bibliographie complète le tout et achève de faire de ce site un lieu incontournable pour qui s’intéresse à Wallace Stevens, poète moderniste américain né à Reading le 2 octobre 1879 et mort à Hartford le 2 août 1955.

Mes remarques ont la naïveté, la fraîcheur (j’espère) et l’incertitude d’un qui découvre tardivement la poésie de Wallace Stevens. C’est sous réserve d’une lecture exhaustive que je me promets de faire que j’écris ce qui suit. Si je prends un peu de temps au temps pour noter ces quelques remarques, c’est que la lecture du poème « Botaniste sur Alpe (n°1) » a été pour moi l’occasion d’une révélation. Le poète selon moi dit et montre quelque chose de capital dans ce poème. C’est ce que je vais tenter d’étayer à présent. Mais avant toute chose, voici le poème dont il est question. Le poème est extrait du recueil « Ideas of order ».

Botaniste sur Alpe (n° 1)

[Ndt: cette traduction et la suivante sont dédiées à Seph S.]


Les panoramas ne sont plus ce qu'ils étaient.
Le Lorrain est mort depuis de longues années
L'apostrophe est bannie sur le funiculaire.
Marx a, pour le moment,
Ruiné la Nature.

Pour moi, je mène ma vie près des feuilles
Si bien que les corridors de nuages,
Les corridors de pensées nuageuses,
Semblent être à peu près la même chose:
Je ne sais pas quoi.

Mais chez Le Lorrain, qu'on était donc proche
(Dans un monde appuyé sur des piliers,
Visible au travers d'une volée d'arches)
De la composition centrale,
Du thème essentiel.

Quelle composition trouver dans tout ceci:
Stockholm étique dans une lumière étique,
L'élévation d'une riva adriatique,
Des statues et des astres
Dépourvus de thème?

Les piliers ont chu, les arches sont délabrées,
L'hôtel à l'abandon a été condamné.
Toutefois ce panorama de désespoir
Ne saurait être la spécialité
De cet air en extase.


1. Le romantisme tardif de Wallace Stevens vs le modernisme.

Ce qui dans un premier temps saute aux yeux du lecteur, c’est dans ce poème le rapport étroit qui se noue avec quelques notions centrales du romantisme. Le paysage, la Nature (avec un grand « N »), la science accouplée à l’art (comme chez Carus), les ruines, la position en surplomb et enfin l’extase, tout cela appartient bel et bien au romantisme. Tout se passerait comme si le romantisme venait raisonner et résonner aussi bien une dernière fois dans les vers de Stevens.

Toutefois, une lecture qui se tiendrait à ce parti n’aurait fait que la moitié du chemin. Certes, le romantisme agit encore dans la poésie de Stevens, mais si ce courant y est encore actif, c’est pour mieux s’articuler à de nouvelles nécessités. Si d’un côté Stevens évoque le romantisme, on peut aussi dire qu’il le révoque.

Un poème issu du recueil « The rock » aide à comprendre le sens de cette révocation :

"Le sens ordinaire des choses


On en revient, après que sont tombées les feuilles,
À un sens ordinaire des choses. C'est comme
Si nous avions atteint, dans l'imagination,
Un terme, inanimés en un *savoir* inerte.
Il devient même ardu de choisir l'adjectif
Pour ce froid vacant, cette tristesse sans cause.
L'ample structure est maintenant maison mineure.

Aucun turban n'arpente les sols dépréciés.
Comme jamais, la serre a besoin qu'on la peigne.
La cheminée penche d'un bord, cinquantenaire.
Un fantastique effort vient d'échouer, redite
Dans le répétitif des hommes et des mouches.
Pourtant l'absence de l'imagination même
A dû être elle aussi imaginée. L'étang,

Le sens ordinaire qu'on en a, sans reflets,
Les feuilles, la boue, l'eau telle une vitre sale,
Exprimant un genre de silence, silence
D'un rat curieux, l'étang et son gâchis de lys,
Tout a dû être imaginé, à la manière
D'un entendement inévitable, exigé
De la façon qu'exige une nécessité."

C’est le retour au sens ordinaire des choses qui répond en quelque sorte à l’extase romantique. La « Nature » ruinée déjà par Marx selon Stevens, du moins temporairement, a perdu cette volubilité typiquement romantique. Elle n’est plus qu’une vitre sale qui ne renvoie plus aucun reflet.

Malgré tout, il ne faut pas conclure à un pessimisme radical puisque :

« ce panorama de désespoir
Ne saurait être la spécialité
De cet air en extase ».

2. Wallace Stevens et la notion de paysage.

Si un ordre fait défaut, un nouvel ordre le remplace, ordre certes plus vague, moins dicible et moins archétypal, éloigné désormais du « thème central ». Le Lorrain offre à Stevens la possibilité de visualiser l’ordre ancien. Peintre paysagiste du dix-septième siècle, Claude Gellée de son vrai nom, peint une nature en harmonie avec la culture humaine. Dans les tableaux du peintre, les constructions humaines, les architectures, répondent sans offense à la nature. Cet ordre n’est plus, la maxime de Marx selon laquelle il faut transformer le monde a mécanisé le regard, ce dont témoigne le funiculaire. Funiculaire qui désormais rend impossible l’apostrophe (Plus de rencontre comme chez Courbet, seulement une translation mécanisée dans l’espace d’un paysage défait).

Considérer toutefois que Stevens substitue un paysage à un autre serait une erreur, je pense. Ce qui se joue est bien plus radical. En réalité, c’est la notion même de paysage qui tombe en ruine. Comme l’écrit Stevens dans un autre poème « This is not landscape ». Qu’est-ce alors ? Un « je ne sais quoi » rétorque le poète. À la certitude de la composition classique, à l’aura du paysage romantique répond l’incertitude d’un je ne sais quoi. Le thème du paysage a laissé la place à ce vague indicible. Et c’est sur cette incertitude, sur ce vague, que le poète doit construire et étayer son vers. On pourrait dire alors que la construction (ne) tient à rien.

C’est ici, sans doute, que Stevens prenant acte de l’éventualité de l’enlisement passe d’une esthétique romantique à une esthétique moderniste. C’est le retour à l’ordinaire, c’est la proximité avec la feuille, avec la matérialité de la langue et avec la réflexivité et l’auto-réflexivité qui se fait entendre littéralement dans le vers suivant extrait du poème « An old man asleep » : « the river motion, the drowsy motion of the river R. ». Mais l’auto-réflexivité, c’est-à-dire ce retour sur soi du poème, est nettement visible dans la question « Quelle composition trouver dans tout ceci ». Le poème se réfléchit doublement. Le « ceci » ne désigne-t-il pas le poème ? Et la question est comme l’expression réfléchie du poème qui s’interroge sur lui-même.

La construction poétique ne peut plus passer comme chez Le Lorrain par l’usage d’un jeu d’arches et de structures dûment établies, c’est plutôt en sa propre présence, son sens ordinaire, que le poème trouve de quoi s’étayer. Le poète ne fait plus face au paysage, mais à sa feuille et sur sa feuille c’est le poème qui reflète, plus le paysage, ni l’eau obscurcie d’un étang. C'est la nouvelle nécessité moderniste selon Stevens. Cette nécessité moderniste toutefois n'abolit pas chez Stevens la saveur des choses et du monde : Stockholm a beau être montré comme une riva adriatique sous une lumière étique, le lecteur ne peut s'empêcher de percevoir à travers le nom et l'ironie la ville froide et nordique. De même, la serre qui doit être repeinte est extrêmement présente au coeur du vers au point qu'on toucherait presque du doigt la peinture qui s'écaille. Si abstraction il y a, c'est une abstraction charnelle et non pas uniquement conceptuelle. La beauté et l'attraction de la poésie de Stevens se tient aussi peut-être dans cette tension entre abstraction moderniste et ce que j'appellerais son réalisme moderniste.

Mais la révélation à laquelle j'ai fait allusion plus haut n'a rien à voir avec tout ceci. Il s'agit d'autre chose, d'un je ne sais quoi, sans doute.

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