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La Nouvelle Lettre du Jeudi
20 mars 2011

Une saveur moderne, suite II

 Il convient d’expliquer et d’éclaircir un point que j’ai laissé en suspend dans cette réflexion se déployant au fil d’une relecture de la Recherche. J’ai en effet souligné que le texte de Proust était motivé par une tension entre la peinture et la littérature, entre l’image et le verbe. Une telle articulation n’est pas spécifique à l’œuvre monumentale de Marcel Proust, elle traverse toute l’histoire humaine et a pris dans la sphère occidentale la forme horacienne de l’Ut pictura poesis, forme bémolisée par la querelle du Paragone menée entre autres par Léonard de Vinci. On sait que le peintre de La Joconde opposait la peinture à la poésie car celle-ci selon lui manquait du panoptisme propre à la peinture. Ce faisant, l’artiste succombait à cette conception qui distingue la poésie comme un art du temps et la peinture comme un art de l’espace. Conception erronée puisque l’image ne se donne pas aussi immédiatement qu’on le pense et que, les poètes modernes l’ont montré, la poésie est aussi affaire de spatialité.
 
Toutefois, le modernisme de Proust donne à cette articulation profondément humaine un éclairage singulier et si l’on remet l’œuvre dans son contexte un éclairage neuf. Autrement dit, la circularité moderniste se conjoint dans le texte de la Recherche avec le distinguo image vs texte.

Bien qu’il s’agisse d’un roman tout entier dévolu au temps, ce qui semblerait confirmer la dichotomie de Léonard de Vinci, la vision dans le texte joue un rôle non moins capital. Certes, la mémoire est un instrument tout aussi déterminant, mais la mémoire ne fonctionne qu’en liaison avec un appareil sophistiqué du regard. Le premier volet de la Recherche, à travers la lecture de la visite de Swann à Odette a révélé ce jeu d’imbrications multiples et kaléidoscopique de la vision. Le personnage chez Proust est la conséquence d’une construction de facettes multiples, l’homogénéité psychologique et même l’apparence ne sont qu’un leurre, mieux, nulle part dans le roman, l’on ne trouve trace d’une telle homogénéité. De plus, l’on sait que la représentation des personnages est soutenue par un jeu de mécanismes circulaires qui démultiplie les plans de la perception. Le procédé de la mise en abyme d’Odette comme image de femme regardant une image de femme exemplifie ce mécanisme. La morale de ce procédé consiste à mettre à nu la fabrication de l’artifice afin d’éviter le leurre idéalisant et onirique de la représentation, leurre auquel a succombé Swann.

Si l’on se transporte en d’autres lieux du texte, à son dernier volet, celui du Temps retrouvé, volet qui est très explicitement le moment le plus troublant car le plus dénudé, le lecteur prend conscience de la valeur exemplaire du roman de Swann. C’est aussi dans ce volume que Proust clarifie le rapport entre les mots et les images, entre la peinture et le texte. C’est là qu’il écrit que le style « est une question de vision et non de technique », que la vraie vie « c’est la littérature », qu’écrire « c’est avant tout abroger ses plus chères illusions » et que « le littérateur envie le peintre », enfin que « si son rêve d’être peintre n’est pas réalisable d’une manière consciente et volontaire, il se trouve pourtant avoir été réalisé ». En effet, la mémoire involontaire joue le rôle du carnet de croquis du peintre.

Sachant qu’en de nombreux endroits, l’auteur avertit son lecteur que, sous une phrase, il doit en lire une autre, on ne peut aborder tout commentaire de ces phrases qu’avec beaucoup de circonspection. Pourtant, si l’on corrèle ces morceaux à l’épisode de Swann, un tropisme semble se dégager. Tout se passe comme si ces fragments prélevés dans le dernier volume commentaient l’épisode du premier volume indiquant en quelque sorte son infratexte. En effet, le caractère onirique de l’amour de Swann renvoie au rêve de l’écrivain, celui d’être peintre, ce qu’il ne peut devenir volontairement. S’il ne peut être peintre, c’est que Proust a conscience du distinguo sémiotique entre le signe écrit et le signe peint. Proust sait très bien qu’aucune nouveauté ne parviendra à faire croire qu’une image est un paragraphe et inversement pour paraphraser Nelson Goodman. Pour mieux saisir les enjeux de cette tension, c’est ici que la question du distinguo mot vs image s’articule au phénomène de la circularité, il faut rappeler que le trait caractéristique du modernisme, dans la lignée d’un Lessing et de son Laocoon, est de dégager les caractères propres des différentes formes d’art. Cette quête de la spécificité se marie à l’époque du premier romantisme de Iéna avec la forme réflexive et circulaire. Comme l’écrit Schlegel, la poésie est « poésie de poésie ». Ou comme le rappel Serge Botet, un commentateur du premier romantisme, « le « producteur » se réfléchit lui-même en même temps que le « produit » ; la critique est encore là contemporaine de l’acte ». Ce phénomène réflexif joue dans la Recherche et la tension d’une définition spécifique du roman s’affirme également, mais elle s’affirme non pas sur un mode exclusif, mais sur un mode dialogique. C’est en effet à partir de la position du peintre que Proust construit et détermine sa position d’écrivain. La Recherche en ce sens est la réalisation du rêve de Marcel Proust, rêve impossible d’être peintre, mais rêve paradoxalement réalisé par d’autres moyens que ceux de la peinture, moyens dont il convient d’avoir conscience faute de succomber à ses plus chères illusions et de se réveiller un jour brutalement avec ce goût amer dans la bouche de s’être trompé soi-même, tout comme Swann découvrant à la fin du roman qu’il n’avait aimé qu’une image. Au détriment d’une autre, il est vrai, l’image de la vraie Odette. Image tout de même.    

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