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La Nouvelle Lettre du Jeudi
19 mars 2011

Une saveur moderne, suite I.

Dans le précédent billet, l’étrange passivité d’Odette était demeurée inexpliquée. Pourtant, cette inertie a une explication. Si Odette est passive, c’est qu’elle est réduite d’emblée au statut d’une image par Swann d’une part et par la description qu’en fait le narrateur d’autre part. Tout se passe comme si Odette était déjà transmuée en personnage de Sandro di Mariano. Son geste de la tête le montre : elle s’incline pour regarder l’image que Swann lui apporte de la même façon que les personnages féminins peints par Boticelli. Son geste la fige déjà en image peinte. Proust procède pour opérer sa description de la cocotte à la manière d’un peintre et pour accentuer le jeu visuel, c’est non seulement la femme qui est décrite comme une femme peinte, mais cette femme est aussi décrite en tant que femme regardant une image. Ici encore la circularité motive la lettre et donne au texte cette forme propre au texte moderniste.

La peinture de Boticelli devient pour Swann le médium de son amour pour Odette. C’est l’image d’Odette en type d’œuvre florentine qui porte le désir de Swann et confirme en un sens son esthétique idéaliste teintée de convention réaliste et d’un brin de mysticisme, bref Swann est l’adepte de ces théories esthétiques proches du symbolisme ou du préraphaélisme d’un Dante Gabriel Rossetti. Proust qui a lu et traduit Ruskin connaît très bien cette esthétique.

On pourrait dès lors lire le premier volet de la Recherche comme une tentative réussie par Proust de dépasser cette esthétique et d’en critiquer les conséquences. On sait le rôle joué par le sommeil dans le roman. Or, les derniers paragraphes d’Un amour de Swann se terminent par un rêve suivi d’un réveil dont il convient de parler à présent. Swann fait un rêve qui reprend les principaux motifs du roman. Il est réveillé par son coiffeur. Une heure plus tard, alors qu’il est en train de donner des indications à celui-ci, il repense à son rêve. La dernière scène du premier volet de la Recherche consiste donc à revenir sur une image, pas sur n’importe quelle image, mais sur cette image onirique que Swann avait fabriquée de toutes pièces pour construire une Odette selon ses désirs et selon son esthétique. Cette image idéalisée d’Odette avait remplacé, on s’en souvient, la première image, la vraie, celle d’une femme vivante aux joues tombantes, jaunes et piquées de rougeurs. Or, c’est à cette image que Swann revient. Ce retour au réel ne signifie pas nécessairement que Proust suggère subitement une impossible fidélité aux faits. Il s’agit plutôt de ce qu’il nomme « la sensation exacte ». Ce retour par le recours à la mémoire involontaire sur l’image première à travers l’image dérivée et idéalisée est le mouvement propre de l’esthétique de Proust. Ce mouvement réflexif, ce retour réfléchi du texte sur lui-même est typique du modernisme. Ce mouvement part du texte et revient au texte, mais aussi à la banalité du geste d’un coiffeur et à la faiblesse morale de Swann. Il y a bien une éthique doublée d’une esthétique. Par l’attention à laquelle il convie néanmoins et au-delà des critiques formulées à l’égard du modernisme, on ne peut que rejoindre ce principe qui propose à l’art l’exactitude, aussi décevant soit-il, plutôt que les brumes du fantasme, brumes dont l’éviction dans la conscience est toujours comme un dur réveil. Ce dont Swann fait l’amère expérience.   

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