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La Nouvelle Lettre du Jeudi
9 février 2010

À propos de l'esthétique du jeune Joyce I

Quelques remarques.

Je crois qu’une façon de mettre l’amour à l’épreuve,
c’est d’examiner les échanges qu’il propose.


James Joyce, Stephen le Héros.



De l’écrivain irlandais cosmopolite James Joyce, c’est d’Ulysse qu’on se souvient et quand on veut évoquer un livre à la limite du lisible, c’est son ultime Finnegans Wake que l’on cite.  Ces ouvrages sont toujours d’indépassables objets littéraires, mais il serait dommage de ne pas remonter en amont et de ne pas lire aussi tous les textes qui précèdent ces chefs d’œuvres. Les lire non pour des raisons d’exhaustivité mais les lire car ils contiennent des débats esthétiques et poétiques qui peuvent encore éclairer notre lanterne de post-postmodernes égarés dans les taillis de la globalisation.

Les écrits antérieurs à Ulysse peuvent se lire comme la mise en scène de débats intellectuels, théoriques et poétiques qui tiraillent le jeune écrivain. Les débats sont nombreux et mettent notamment en exergue la douloureuse problématique d’une littérature nationale — dans le contexte irlandais c’est tout sauf une question accessoire, le rapport avec la tradition religieuse et théologique du catholicisme, les liens qui se tissent entre l’art et la littérature, la littérature et la poésie et enfin, les tensions qui ne cessent jamais de se relancer entre la théorie et la pratique ou pour dire autrement la chose, la tension inhérente au désir d’écrire et à l’écriture en acte. Tous ces débats néanmoins paraissent se ramener à un motif quasi obsessionnel tant il revient souvent sous la plume du jeune Joyce. Curieusement, curieusement car il s’agit d’un des plus grands auteurs modernes, ce motif a une coloration radicalement anachronique. C’est en effet chez Thomas d’Aquin que Joyce cherche et trouve le socle de son esthétique. C’est au sein de la scolastique que l’écrivain puise ses sources et ses gloses. Le « Carnet de Pola » (Pléiade, p.1003) contient les deux sentences aquinates sur lesquelles Joyce s’appuie pour clarifier sa position esthétique. Grosso modo, la première sentence se traduit par « le bien est le désirable » tandis que la seconde explicite l’idée selon laquelle « Sont belles les choses dont l’appréhension nous plaît ». La thèse que je voudrais formuler à présent est la suivante : le débat esthétique vs éthique est la clé de voûte du texte joycien. Autrement dit, tous les autres débats doivent être lus à la lumière de ce débat central. La raison de cette thèse est celle-ci : Joyce s’inscrit dans la foulée de la conception scolastique du Beau qui est aussi une conception éthique comme le montre la première sentence ; le beau et le bien communiquent dans la pensée de Thomas D’Aquin. Ce qui signifie pour Joyce que le geste littéraire, la vie de l’artiste constituent le référent éthique. C’est à partir de ce référent que le problème d’une littérature nationale se résout car, in fine, les raisons qui poussent le héros à ironiser sur la langue irlandaise et le monde celte, sont des raisons profondément esthétiques (et a fortiori poétiques).

Ce que reproche Stephen aux nationalistes, c’est le clivage qu’ils font subir à la langue, c’est l’enfermement dans un espace culturel qui exclut l’échange. Or, Joyce nous montre très bien comment à partir d’une tradition, on peut décloisonner l’espace poétique et linguistique.

L’échange chez Joyce devient une règle éthico-esthétique qui fonde sa poétique d’écrivain (l’échange comme règle poétique agit partout dans l’œuvre d’un Renaud Camus). Dans la société irlandaise figée  dans ses traditions et son nationalisme, on comprend que l’écrivain n’a guère d’autre choix que de s’expatrier. Et on comprend aussi combien ces débats préparatoires finissent par amener Joyce à pratiquer une toute nouvelle manière d’écrire où l’échange entre les langues, entre les niveaux de langue devient la règle. À l’époque où l’identité nationale devient problématique en Europe, la lecture de Joyce est sans doute plus urgente et plus impérative.


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