Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
La Nouvelle Lettre du Jeudi
29 septembre 2009

La ligne noire, auto-entretien n°2

pour Erik Viaddeff,

lk_4


Je voudrais éclaircir quelques points, si cela est jamais possible, à propos de « Lenin Kino ». Il y a notamment un point qui m’étonne et m’intrigue, tu parles très peu de peinture quand tu tentes d’expliquer le sens de ton geste. En revanche tu uses beaucoup du terme d’image. Quelle est la place de la peinture dans le dispositif du livre ? En a-t-elle seulement une ?

Ma position vis-à-vis de la peinture est ambiguë en effet car je ne la traite pas dans le dessein d’en faire une « belle » peinture, ni même une peinture « réussie ». La peinture est un moyen au service d’autre chose. Je pourrais dire que j’utilise la peinture car, pour mettre en avant une problématique d’écran, de plan, de narration, elle paraît de prime abord tout à fait déplacée, dépassée et obsolète. Or, c’est sa position de retrait technologique qui m’attire. De ce point de vue, elle a un peu le même rôle  que la gravure sur bois. Il ne me semble pas vain de s’attaquer à des problématiques sophistiquées et complexes avec des outils élémentaires et aussi traditionnels que le pinceau, la toile, l’huile ou la gouge et la plaque de bois.

Au fond, je serais tenté de dire que l’outil s’il importe à maints égards ne prend toute sa mesure que lorsqu’il est médiatisé par une intention. Intention qui projette l’outil dans un dispositif qui lui procure une valeur nouvelle. Pour parler plus simplement, je dirais que la peinture est un outil, ou plus précisément, un module intégré dans un dispositif dont l’image est l’épicentre. C’est de ce point de vue que la peinture joue un rôle fondamental puisqu’elle matérialise l’image et affirme ce faisant le processus qui prévaut à la naissance de l’image.

Dans ce dispositif, la peinture change de valeur, ou de mode, elle varie en nature selon le modèle auquel je la confronte. Tantôt, elle a une valeur de révélateur au sens photographique du terme, tantôt elle équivaut à la caméra qui filme, etc.

En outre, je suis extrêmement attentif à ne pas masquer ses déterminations matérielles, tout ce qui exhibe la peinture en tant qu’objet me paraît important. C’est pourquoi, je laisse paraître la toile, les bordures de la toile, la découpe, etc. L’image devient objet grâce à la peinture.

J’essaye de relancer l’image telle qu’elle se définit aujourd’hui en usant de procédés obliques. Il ne faut pas oublier que le projet vise d’abord à l’articulation des images entre elles en vue de susciter une narration.

Mais cette narration apparaît d’une façon qui est entièrement déterminée par l’usage de la peinture à l’huile sur toile de lin. Je pense que cette remarque montre de manière très claire l’importance de la peinture dans le dispositif du livre.

Est-ce que le livre tel qu’il est publié ne gomme pas en partie les spécificités de ce travail ?

On aurait pu espérer fabriquer un objet plus ambitieux, un format plus grand, etc. Mais la modestie de cette publication sert le propos. J’aime l’idée que ce livre soit léger, bref, qu’il puisse être comme un livre de poche, un livre qu’on emmène où l’on veut. Le lecteur sera sans doute plus encouragé à l’ouvrir, à le manipuler, que s’il avait été plus luxueux.

Comment as-tu procédé pour construire ce livret ? Était-ce planifié, très structuré ? Quelle est la part de l’ordre et du désordre dans ton travail ? Dans quel état d’esprit étais-tu ?

L’élément déclencheur tient, il me semble, essentiellement à l’attrait de l’outil, sa présence, se combinant avec des images mentales aussi bien qu’à des images qui existent. Concrètement, je n’aurais jamais commencé ce travail si je n’avais pas eu dans les mains le livre sur Malevitch et la toile à l'état brut. Au commencement, je n’avais, comme souvent c’est le cas, qu’une idée très restreinte de l’ensemble du dispositif. Mettre en scène un dispositif narratif, cela consiste pour moi à entrer dans un long cheminement. Ce cheminement est réglé selon une conscience croissante de l’usage de l’outil. Mais cette conscience qui pourrait rapidement se raidir, se formaliser à l’extrême est tempérée par une série d’accidents matériels, existentiels, mentaux, etc. Je veille à être entouré de livres et d’images, de films, de photographies. Je me sers de ce qui est à ma portée. Par exemple, il m’est arrivé de lire un livre sur l’histoire de l’architecture moderne, j’ai ensuite introduit dans « LK » des motifs tirés de cette lecture. De même, j’ai lu le livre de Namuth sur Pollock, etc. Mais il va de soi que ces lectures ne sont pas fortuites et que je les introduis dans le processus parce que cela a un sens. De façon générale, je travaille un peu comme un cinéaste qui filmerait un ensemble de séquences et qui ensuite ne trouverait le sens de son geste qu’au moment du montage. Le moment crucial dans l’élaboration du livre, c’est l’assemblage, l’agencement des images entre elles. C’est à ce moment précis que la narration prend ou ne prend pas.

Agencer les images ne se réduit pas à un jeu de puzzle néanmoins. Cette synthèse récupère implicitement toute la charge énergétique des multiples gestes, des égarements, des ratures, des omissions, des temps morts, etc. 

Des motifs incongrus jalonnent « Lenin Kino », je songe notamment à ce champ pétrolifère ou à cette prise électrique, quel rôle ont-ils dans le livre ?

Le champ pétrolifère a un rôle très nettement métaphorique. D’une certaine manière, il propose une conception quelque peu dérisoire de l’acte de création conçu comme l’exploitation d’un sol et plus précisément l’extraction d’une matière noire constituée en nappes souterraines. Inutile d’insister sur la puissance évocatrice de cette matière noire, souterraine qui plus est.

Je dis « dérisoire » à cause de la distorsion entre le côté manuel de la peinture et l’aspect industriel de ce qu’elle évoque : la machine à extraire le pétrole. Mais je crois que cette image a aussi un rôle de déictique dans ce sens très précis qu’elle désigne les conditions spatiales et temporelles de la narration si l’on veut. Il en va de même de la prise électrique. C’est un indicateur de temporalité et de spatialité. Très platement, cela permet au lecteur de s’accrocher à un lieu et à un temps donné.

 

lk_18  lk_62   

 

Il y a de fait une ligne noire qui parcourt tout le livre de façon plus ou moins explicite. Peux-tu en dire quelques mots ?

Oui, en effet, il y a bien une charge de noir, un peu comme on dit qu’on charge d’encre la plaque de bois avant de l’imprimer. L’avant-dernière vignette suggère d’ailleurs une salle ornée de grands tableaux noirs (ou sont-ce des grandes fenêtres noires qui donnent sur la nuit ?). Le noir demeure le fond sur lequel je construis les livres.

Rogues, le 29 septembre 2009


Publicité
Publicité
Commentaires
E
Olivier Deprez, <br /> je vous remercie une nouvelle fois... Cette seconde dédicace (et ce lien) me touchent beaucoup. J’apprécie le principe des auto-entretiens. Ne dit-on pas dans le langage courant « se poser des questions » ?… Et se donner la discipline de tenter une réponse, de la faire partager ouvre encore le champ des possibles, pour vous, sans doute, mais aussi pour les lecteurs assidus de ce blog… A bientôt!
La Nouvelle Lettre du Jeudi
Publicité
Archives
Newsletter
Publicité