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La Nouvelle Lettre du Jeudi
25 septembre 2009

Auto-interview n°1

À propos de Lenin Kino, collection Flore, FRMK, 2009.

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- Quel est le sens du titre ? Pourquoi cette référence à Lénine ? Pourquoi avoir sous-titré le livre « méditations graphiques » ?

Le projet de faire ce livre est parti de la lecture d’un livre à propos de Malevitch et de ses rapports avec le cinéma. Dans cette monographie, il y a des reproductions d’affiches constructivistes sur lesquelles on voit Lénine associé au cinéma. C’est cette époque très brève qui a vu les bolcheviques accepter ou du moins feindre d’autoriser un art d’avant-garde. Bien après avoir terminé le livre, j’ai découvert, ce que tout le monde sait déjà, que Dziga Vertov avait réalisé un film pour faire l’éloge de Lénine. Mais il n’y a rien d’élogieux à propos de Lénine dans Lenin Kino. Lénine y apparaît comme un spectre goguenard. C’est le passé qui nous regarde d’une certaine manière. Cette période de l’art moderne m’intéresse beaucoup. La rencontre avec le Carré Noir de Malevitch a été un événement crucial. J’ai interprété ce carré non seulement comme une déclaration théorique, une action picturale moderne, mais aussi comme si ce carré était un appareil de projection tourné vers l’avenir. Notre présent est au cœur même de cette projection qui le transcende vers un avenir plus lointain encore, dans la mesure où il existera encore des artistes pour prendre conscience de la force de cette projection. Le terme de projection a ici un sens ambivalent car je l’entends aussi dans son sens technique de projection cinématographique. Autrement dit, j’interprète le Carré Noir comme une image-mouvement ou mieux une image-temps pour reprendre la terminologie deleuzienne. On pourrait qualifier dans une certaine mesure les vignettes de cette bande dessinée « d’images-temps » parce que leur valeur authentique apparaît grâce au montage. Comme dit Deleuze, "le plan doit déjà être un montage potentiel". 

Le livre est sous-titré « méditations graphiques ». C’est une indication de lecture, une façon de préparer le lecteur à découvrir l’intérieur du livre. Le livre est totalement muet, il demande une attention, une écoute qui est proche de l’attention et de l’écoute méditatives. Ces méditations ont un objet précis : la modernité de laquelle nous sommes issus et aussi bien la (post-)modernité que nous vivons aujourd’hui même. Le plan pictural est conçu comme un écran, un révélateur, qui ferait surgir des images du passé. En ce sens très ferme, le livre est un tombeau, mais un tombeau au sens poétique donc tourné autant vers la vie que vers la mort.

En imaginant ce livre, je voulais aussi induire une façon inhabituelle de lire une bande dessinée. Je voulais utiliser la bande dessinée pour aller ailleurs, utiliser ce média à contre-emploi. Et je dois avouer qu'a posteriori, ce livre m'est apparu aussi comme une façon de réagir au climat néo-pop qui a envahi toutes les sphères de l’art et de la société dont l’expression la plus évidente a été l’exposition de Jeff Koons à Versailles. Koons à Versailles, c’est l’intégration de Versailles dans la sphère clinquante du monde néo-pop. Le néo-pop se vêt le temps d’une exposition des habits de l’absolutisme. Il affirme en tous les cas sa toute-puissance et son caractère intrinsèquement étatique. Je veux dire que cet art est aussi et d’abord un élément d’un dispositif de pouvoir.

L’esprit néo-pop impose une proximité, une convivialité, une participation de masse à la célébration de l’objet. C’est exactement l’inverse qui m’intéresse, éloigner l’objet, isoler le lecteur, le retirer du monde néo-pop. Il s’agit de retrouver la distance, la nuit, l’éloignement, le retrait. En ce sens Lenin Kino peut aussi être lu comme une déclaration de guerre, certes modeste, au modèle tout puissant de l’art néo-pop ; disons plus justement : à peine une sorte de contre-pouvoir très discret,  quasi invisible, un lieu en tous les cas où se retirer le temps d’une lecture. C’est David contre Goliath, mais bon, je ne veux pas trop insister sur ce point qui est moins central que je ne veux le laisser penser. Cette remarque ne se tient qu'à l'égard d'un air du temps qui m'agace quelque peu.

- La couleur fait enfin irruption dans ton travail qui depuis longtemps puise essentiellement son inspiration dans le noir et blanc voire dans le noir exclusivement. Comment en es-tu arrivé à cette rupture si c’en est une ?

Que la couleur survienne après toutes ces années est en réalité le fruit du hasard. J’avais décidé de peindre en noir et blanc, de travailler uniquement à partir de deux tubes d’huile, l’un noir, l’autre blanc. Il s’est avéré que le tube de noir réagissait à la térébenthine. Des teintes de brun, de rouille, sont apparues sur la toile. J’ai ainsi obtenu des gris colorés et une gamme de tons oscillant entre le noir et le blanc. La couleur provient directement du noir. Par ailleurs, j’ai toujours considéré le noir comme une couleur à part entière. Ce n’est donc pas une rupture. De plus, je ne crois pas que l’essentiel se situe là, même si le choix extrêmement ferme et précis des outils indique une prise de position singulière, on ne peut pas tout ramener à ce choix et à la technique. La technique permet de soutenir un propos, de le tenir matériellement et concrètement, mais si la technique n’est pas transcendée par ce propos, on dérive très facilement vers un formalisme vide de sens.

- Le livre paraît de prime abord ne pas se soucier de raconter une histoire et malgré tout si l’on accepte de se laisser embarquer par les vignettes et leur agencement, on éprouve la sensation d’être pris dans un faisceau de narrations. Comment expliques-tu ce phénomène ?

La construction même du livre est une histoire, mais, en effet, je n’avais pas d’idée d’histoire au sens d’une histoire qui déroulerait une action comportant un début et une fin. Malgré tout, on pourrait dire qu’il s’agit de l’histoire d’un individu qui se transforme en peintre, qui s’engage dans le plan pictural. S’engageant dans ce plan, il meurt et renaît. Il est un mort-vivant, plus vivant que mort au demeurant. Sa mémoire devient la mémoire d’un peintre, d’un artiste. Face à la toile, des fragments de la modernité viennent le hanter. Des bâtiments de l’architecture moderne, des images d’un peintre, le peintre moderne par excellence, Jackson Pollock, apparaissent et même s’ils ne sont pas lisibles en tant que tel, ils ouvrent un espace très évocateur. Je cherche moins à créer un objet rempli de références qu’un objet qui puisse être lu selon des degrés très variables. Je mets en place des clés de lecture, un jeu de mise en abyme, par exemple, le personnage qui regarde un écran sur lequel il n’y a pas d’image peut être utilisé comme indicateur d’un certain niveau de lecture où le lecteur se voit lui-même intégré dans l’épaisseur narrative et suggestive de l’objet. De même les grilles qui ponctuent le livre incitent à lire selon… une grille de lecture qui résulterait d’un tissage de motifs se croisant et se décroisant. Les grilles évoquent aussi le tissage de la toile. C’est au cœur du tissu que naît le sens de l’œuvre, c’est une idée vieille comme le monde et qui a été déjà beaucoup exploitée, Homère est le premier à avoir mis en scène cette idée. J’use de cette antique figure de rhétorique narrative comme d’un moyen pour faire entrer l’œil du lecteur au cœur même de la matière narrative et picturale. L’œil du lecteur est imbriqué dans le dispositif du regard de Lenin Kino. Il en est un acteur essentiel, mais il est aussitôt nécessaire de souligner combien l’œil du lecteur est re-construit par le livre. Pour dire les choses plus directement, le livre élabore un regard, c’est dans cette construction que se glisse le regard du lecteur et pas dans une autre. Je veux dire que même si l’on peut interpréter n’importe quoi n’importe comment, certaines interprétations, certaines lectures fonctionnent mieux que d’autres. Le lecteur n’est pas abandonné à lui-même. On peut ajouter pour user du jargon de l’informatique qu’il est re-configuré par le livre. La lecture est transformatrice, au moins le temps de sa réalisation effective.

Au fond, le récit commence au moment où l’auteur entame la première page et se termine lorsque le lecteur ferme le livre. 

- Pourquoi employer une technique aussi traditionnelle que l’huile sur toile ?

On ne part pas de rien, la peinture à l’huile avec toute sa tradition ancienne et moderne offrait d’emblée un réservoir de souvenirs, de temporalité. De plus, l’huile comporte sa part de difficulté. Elle résiste au geste, à l’intention, elle apporte sa contribution en dépit de l’auteur. C’est sa difficulté et sa faculté de résistance qui me plaisent.

- Quel rapport, quel passage, y a-t-il entre la gravure sur bois et l’huile sur toile ?

Je n’en vois pas de très clair.

- Quel type de focalisation mets-tu en place dans ce livre ? Quel genre de temporalité privilégies-tu ?

Le point de vue qui motive l’ensemble du livre s’est imposé après que j’ai regardé le film Vampyr de Dreyer. Dans le film de Dreyer, on voit ce que voit un homme dans un cercueil (et si l’homme voit, c’est qu’il n’est pas mort). C’est ce point de vue que j’ai choisi de mettre en scène très librement. Au début de Lenin Kino, je suggère ce point de vue, ensuite, je considère qu’il est acquis par le lecteur et que, plus ou moins implicitement, le reste du livre est vu de ce point de vue paradoxal. C’est comme si un vivant se croyait mort et voyait défiler les motifs de sa vie. Il n’y a pas de temporalité linéaire mais une espèce de temps statique et flottant, comme suspendu, qui s’étire à droite et à gauche. Ou alors, il s’agit d’un ensemble de temporalités fragmentaires, tous les instants réunis au sein du livre.


- Peux-tu éclairer le rapport que le titre propose entre le livre et le cinématographe ? Pourquoi Kino alors qu’il s’agit d’un livre et d’images fixes ?

De plus en plus, je conçois les images que je grave, dessine ou peins comme s’il s’agissait de photogrammes. Comme si j’utilisais des moyens détournés pour fabriquer des films impossibles. À un autre degré de lecture, je considère le support de l’image comme une surface de projection. La toile de lin évoque la toile du cinématographe, mais aussi l’écran en général. Au fond, chaque image est un écran autant qu’un photogramme, un écran sur lequel le lecteur peut projeter d’autres images, etc. C’est l’idée du cinématographe comme appareil de projection qui m’intéresse également. De façon peut-être plus complexe, l’image se présente pour moi selon cette conception cinématographique comme l’appareil de projection même, comme l’écran et comme l’unité du film, le photogramme. L’image combine ces trois aspects.

J’ajouterai que l’image telle que je la conçois ne se présente jamais comme achevée, comme unité close et autonome. Elle n’a de sens que reliée aux autres images. Elle est saisie au moment du processus de sa détermination, elle s’élance vers le sens, mais ne le définit pas entièrement. Elle demeure dans une incertitude quant au sens qui pourrait prévaloir. Elle n’atteint que partiellement au sens et à la signification.

Rogues, le 25 septembre 2009.

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