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La Nouvelle Lettre du Jeudi
21 janvier 2009

Suite camusienne II

La notion d’auteur est intimement liée à l’idée d’autorité. De ce point de vue, il est curieux que la doxa maintienne un terme si peu en cour au vu de ses liaisons étymologiques et homophoniques. Dans l’extrait du Purgatoire cité ci-dessous, le regard du narrateur est détourné vers la gauche per forza. Et combien de fois dans le poème, Dante n’est-il contraint d’agir d’une sorte plutôt que d’une autre, soit par l’intervention de Virgile, soit par l’intervention d’une autre autorité ? Il apparaît pourtant que la question de ce qui dans un texte fait autorité et par conséquent fait l’auteur et le texte est tout sauf superflue.

Mes yeux étaient appliqués si fixement
A étancher une soif de dix années,
Qu’étaient endormis tous mes autres sens.
De part et d’autre ils avaient des parois
D’indifférence — à tel point le saint sourire
Les tirait à soi dans les rets du passé — ;
Quand, par force, fut détourné mon visage
Vers la gauche, à la voix des trois déesses,
Car je les entendis dire : « Trop fixe ! »


Si l’on déplace cette question de la poétique dantesque à la poétique camusienne, on ne peut pas ne pas évoquer cette question sans la situer dans une filiation avec le nouveau roman et plus explicitement la filiation avec Claude Simon. On s’autorise ce déplacement, si j’ose dire, en s’appuyant sur les pages trois-cent-soixante-et-un et trois-cent-soixante-deux du Royaume de Sobrarbe.

Il va de soi que le fragment dantesque cité ne l’est pas en vain ni même pour exhiber je ne sais quelle grande culture, mais parce qu’il contient un second élément. En plus de l’accent mis sur l’autorité, la forza, en effet, l’instance qui force le narrateur accompagne son geste d’une exclamation « Troppo fiso ! », trop fixe ! C’est le regard de Dante spectateur et narrateur qui est trop fixe, qui se laisse fasciner par un élément aux détriments d’autres et qui ce faisant manque le reste de ce qui mérite aussi d’être vu et regardé.

Or le lecteur qui connaît l’œuvre de Claude Simon et la fréquente sait que dans cette œuvre la notion de passage et de mobilité du regard est aussi centrale qu’elle l’est dans l’œuvre de Renaud Camus. On ne s’étonnera pas de l’aveu de Camus qui nous dit dans le Journal toute l’importance que la lecture de Claude Simon a eue pour lui. Et, pour ma part, j’ai souvent pensé que Renaud Camus était un héritier authentique du nouveau roman. Autrement dit et pour reprendre les termes du paragraphe liminaire, dans l’œuvre de Renaud Camus, le nouveau roman et plus singulièrement Claude Simon fait  autorité pour dire les choses simplement et clairement. Mais dire cela n’est rien encore si l’on ne cherche pas à saisir le déplacement qui s’opère de la poétique simonienne vers la poétique camusienne.

D’une part, Camus transforme le nouveau romancier en écrivain « régionaliste et familialiste (du « roman familial »), topomaniaque et …géorgique ». Mais on ne peut commenter, d’autre part, cette « détermination perverse » à transformer de la sorte Claude Simon, sans évoquer la phrase qui ferme cette entrée du Journal (ici, il faut un double jeu de guillemets, citation de la citation, porte à double battants en somme) : « « Jaune et puis noir temps d’un battement de paupières et puis jaune de nouveau… » ».

Les guillemets alertent le regard, toujours, autant que le sens. Le fait d’entourer de tels signes l’expression « roman familial » peut s’interpréter comme l’expression même du détournement, Camus détournant le sens de l’œuvre de Simon, certainement, mais peut aussi être lu comme soulignant la notion de filiation et pour le dire plus explicitement la notion de reliure, de liaison. Telle interprétation est grandement favorisée par l’entourage immédiat du texte qui évoque « la moissonneuse-lieuse (moissonneuse-li(s)euse!) qui devait tant servir à Ricardou ». La métamorphose de Claude Simon n’est donc peut-être pas nécessairement perverse dans le sens premier auquel on aurait été tenté d’adhérer.

D’abord parce qu’à bien lire ce paragraphe, il me semble, c’est à une reconnaissance quasi filiale que l’on assiste (« roman familial »). Soyons plus précis et plus limpide : c’est un court roman familial (et cette fois ôtons les guillemets) qui s’écrit sous nos yeux dans ces paragraphes. Est-il utile de souligner combien les qualités attribuées par Camus à Simon peuvent lui être attribué aussi, à lui et à sa prose ? Ce roman familial qui sourd dans le texte du Journal, affleurant soudainement, a au moins pour conséquence de suggérer au lecteur de lire obliquement ce qu’il lit.

Certes, la beauté de la prose camusienne, son aptitude à dire et à peindre les êtres et les choses, sa musicalité, sont des qualités très importantes. Mais pour reprendre une métaphore proustienne, cette beauté serait amoindrie si elle ne comportait pas aussi cette petite musique (pas si petite d’ailleurs) qui se fait entendre entre les lignes, qui court sous le texte comme si celui-ci était un inlassable palimpseste et qui provient de la filiation de Camus avec le nouveau roman et Claude Simon en particulier.

En guise de conclusion toute temporaire, il faut donc, et ici que les déesses dantesques m’assistent dire con forza que la lecture du Journal de Renaud Camus qui se résumerait à prendre note du quotidien narré serait une lecture par trop légère et qui manquerait la substance même du texte, sa poésie pour tout dire.

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