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La Nouvelle Lettre du Jeudi
14 juillet 2006

Notes rassemblées en vue de constituer un matériau pour l'essai

Poétique du training

Ainsi la marche n'est-elle pas seulement l'expression du désir d'atteindre un but, mais la réalisation de ce désir.
Walter Benjamin, Images de pensées, p. 251
La poétique et a fortiori la stylistique de Benjamin prennent corps dans l'expérience autant que dans la métaphore. Le training est le concept qui désigne le modus par lequel l'écrivain parvient progressivement à régler son texte. Cette conception positive, dynamique et critique de la pratique scripturaire est à saisir dans une optique affirmative de la nécessité d'écrire. Pour Benjamin, mieux vaut écrire que ne pas écrire; écrire est un "combat" qui exige un bon niveau de training car on ne naît pas écrivain, on le devient (à vrai dire, on le devient sans cesse si bien qu'on l'est toujours sans jamais l'être définitivement).

La notion de training apparaît à diverses reprises dans les textes de Benjamin. On peut la rencontrer dans sa correspondance publiée par Aubier à la page 185 (qui elle-même est une écriture sous contrainte comme nous l'avons brièvement signalé), dans les proses  des Images de pensée et dans ses écrits autobiographiques.

(insister sur les rapports entre l'activité de l'écriture et de la lecture, dans une lettre, B. écrit : "J'ai voulu, chère Jula, t'écrire une lettre véritable, pleine à ras bords. Une chose qui pèse dans la main, qu'on pose sur la table et faite pour s'y promener)

* *

(Training et construction)

* *

La notion de training apparaît chez Benjamin dans le contexte d'une métaphore qui rapproche marche et écriture : le marcheur est à la marche ce que l'écrivain est à l'écriture, la discipline s'impose à l'un et à l'autre afin d'éviter des mouvements inutiles ainsi que de "superflus dandinements" :

La base de toute compréhension en matière de style, c'est que dire ce qu'on pense, ça n'existe pas. C'est que le dire n'est pas seulement une expression, mais avant tout une réalisation de la pensée qui soumet celle-ci aux modifications les plus profondes, exactement comme le fait de marcher vers un but n'est pas seulement l'expression du voeu que l'on forme d'atteindre ce but, mais sa réalisation, qui expose le voeu aux plus profondes modifications. Quelle tournure prennent ces modifications, épurent-elles, précisent-elles le voeu, ou le rendent-elles au contraire vague et général, cela dépend du training  de celui qui écrit. Plus il astreint son corps à la discipline, plus strictement il l'applique à la marche et lui interdit les mouvements superflus, désordonnés ou le dandinement, et plus son pas même deviendra un critère du but qu'il souhaite atteindre, qu'il épure ce but ou l'abandonne s'il n'en vaut pas la peine.

Benjamin rapproche donc la marche de l'écriture (relever qqs autres occurrences ds la correspond.). Ce qui est important de relever, c'est le fait que dans la métaphore, la manière dont la marche réalise le but le modifie. Sur le plan d'une poétique de la contrainte, cela aurait pour conséquence d'affirmer que la réalisation textuelle de la contrainte modifie le programme initial, la contrainte telle qu'elle est pré-définie. L'accent est donc placé délibérément sur la réalisation du programme, sur son expression et, dans une certaine mesure, la réalisation du programme, l'écriture s'entend, prend le dessus sur le programme lui-même.
En quelque sorte, la contrainte en tant que programme est moins importante que son actualisation. De plus, le programme se modifie au fil de la réalisation. Ce qui a pour conséquence de modifier notre perception de la contrainte. Il s'agit moins en effet d'isoler la contrainte que de saisir son mouvement, son déploiement in process et in progress. 

Une seconde conséquence est que la poétique de la contrainte ne peut se concevoir que comme une saisie du mouvement de l'écriture et doit elle aussi abandonner un moment son aspect nécessairement programmatique et définitionnel pour entrer dans le jeu de la réécriture. Conséquence de cette conséquence, c'est qu'il paraît dès lors bien artificiel de tenter de saisir la contrainte hors de toute actualisation. Autrement dit, la vérité de la contrainte ne demeure pas dans son dogme et son programme mais dans l'oeuvre qu'elle concourt à engendrer. Plus modestement, on dira que la poétique de la contrainte implicitement contenue dans la prose de Benjamin met délibérément l'accent sur le faire, sur l'écriture et le texte; et au final, c'est la qualité de l'oeuvre qui fait la différence  (entre deux oeuvres dont l'une ne serait pas soumise à la contrainte (mais existe-t-il des oeuvres de ce type?), on n'hésiterait donc pas à choisir la plus réussie ne contint-elle pas de contrainte).
Conséquence secondaire mais non négligeable, la contrainte chez Benjamin, aussi importante qu'elle soit, n'engendre pas un fétichisme dogmatique (et ne peut succomber au formalisme stérile).   

(rem. évoquer la petite étude étymologique de Benjamin à propos de "allure" vs "haltung")

On ne peut donc saisir un texte qu'en le récrivant (et ici l'on songe à FK suggérant à MB que Le Château est fait pour être récrit et non pas lu, rappeler aussi ???) du moins en saisissant cet allant que signale l'usage anglo-saxon du mot training.
Au bout du compte, pour Benjamin, l'acte importe plus que l'idée de l'acte, ce qu'on peut faire est moins intéressant que ce que l'on est en train de faire ; ce qu'on est en train de faire nous pousse à la perfection (à la discipline, à l'auto-correction), bref au style, car le pas, la phrase s'écrivant devient le critère par excellence de la poétique.   

Parenthèse : il semble que l'on ne puisse négliger dans la poétique de la contrainte selon Benjamin la notion de croyance et de prédiction, notions qui sont évoquées dans "Brèves ombres"(p.130). ces notions sans intervenir explicitement et directement dans les développements à propos du training éclairent néanmoins des aspects de la notion qui peuvent être reliées à l'idée d'improvisation qui se profile en filigrane. De fait, avoir un but, c'est formuler une prédiction, c'est dire "je ferai ceci comme cela", c'est aussi croire que ce but a un sens, en l'absence d'une croyance au but à atteindre, on a vite fait d'abandonner le projet. Supposons un seul instant que je ne crois pas à la nécessité de ce que j'écris (il va de soi qu'il ne s'agit en aucun cas d'une nécessité métaphysique, mais d'une nécessité conçue comme une contrainte (et une discipline)), alors je m'arrête d'écrire en cet instant même. On peut lire ce passage comme une théorie annexe du training : "ce qu'on appelle l'image intérieure de l'être propre que nous portons en nous est, minute par minute, pure improvisation. (cf. Ammons) elle se règle, si l'on peut dire, entièrement sur les masques qui lui sont tendus." Peut-être développer une théorie annexe de l'improvisation en rapport avec le training.

Conséquences effectives de cette poétiques benjaminienne du training.

Une brève lecture d'un fragment des "écrits autobiographiques" de Benjamin montrera en acte les résultats du training de Benjamin.

... je me suis allongé sous un arbre. Il y avait justement du vent ; l'arbre était un saule ou un peuplier, un végétal en tout cas aux branches très flexibles, facilement mises en mouvement, agitées. Tandis que je regardais le feuillage et suivait son mouvement, je me suis mis tout à coup à penser au grand nombre d'images, de métaphores de la langue qui nichent dans un seul et unique arbre. Ces branches, et avec elles la cime, se balancent hésitantes et plient en signe de refus, les branches selon que le vent souffle se montrent consentantes ou emportées, la masse des feuilles se cabre contre les insolences du vent, en frémit ou leur fait bon accueil, le tronc a une solide assise où il prend racine et une feuille porte ombrage à une autre.   

La phrase "entraînée" de Benjamin procède par embranchement et par saut. Notons aussi que la réflexivité de la phrase est maximale, la situation du narrateur signale la mise à distance critique qui sous-tend la phrase : le narrateur est couché sous un arbre, mais sa contemplation est loin d'être passive. Le regard du narrateur, nous dit Benjamin, suivait le mouvement du feuillage agité par le vent. Le regard est lui-même en mouvement. Ce mouvement de la phrase qui résonne avec la métaphore de l'arbre agité par le vent peut se décrire (se récrire) comme suit : l'image montre un narrateur couché qui contemple le mouvement du feuillage et la métaphore s'élabore dans le rapprochement de l'arbre et du texte car de l'arbre surgissent les images et les métaphores. Le mouvement du feuillage renvoie par l'effet de la métaphore au mouvement de l'écriture. L'écriture de Benjamin élabore un type de proposition disjonctive, ou ceci ou cela, l'arbre était un saule ou un peuplier et impose un choix qui en lui-même contient la proposition disjonctive puisque la proposition "végétal aux branches flexibles" contient en tant qu'ensemble la proposition "saule" et la proposition "peuplier". La branche est flexible parce qu'elle contient la disjonction, elle intériorise si l'on veut le bougé du choix. La flexibilité, l'hésitation traverse tout ce paragraphe et génère de la sorte un mouvement du texte semblable au mouvement du feuillage agité par le vent. La métaphore de l'arbre vs texte se double d'une seconde métaphore : le sens agite le paragraphe comme le vent agite le feuillage. Et comme la feuille réfute, se cabre ou accueille le vent, le paragraphe réfute, se cabre ou accueille le sens.

Seul le training de Benjamin lui permet de maintenir de la manière la plus stricte et la plus intensive cette suggestion du mouvement. Dans ce paragraphe, chaque élément contribue à maintenir l'hésitation nécessaire à donner sa consistance à la métaphore, métaphore qui est la réalisation même de la pensée de Benjamin. Cette pensée étant au demeurant fermement enracinée car les racines de la pensée puisent leur force du texte lui-même, ce qui explique que le mouvement disjonctif qui agite le paragraphe n'est pas désordonné ni superflu et qu'il n'a rien du dandinement. La contrainte consiste pour Benjamin dans le cas de ce paragraphe à écrire de telle manière que la métaphore de l'arbre agité par le vent soit lisible et visible dans le texte lui-même.

Cette énonciation n'est pas tout à fait correcte, il vaut mieux écrire que la contrainte apparaît soudainement en cours d'écriture, c'est soudainement que le narrateur prend conscience de la métaphore, c'est seulement d'ailleurs au moment où il prend conscience que la problématique de l'accueil vs refus fait son apparition ; à partir du moment où la métaphore de la correspondance texte vs arbre s'établit en connaissance de cause, tous les mots ne seront plus autorisés, ne seront accueillis que les mots et plus exactement les phrases qui renforcent la métaphore. C'est ainsi que tout le paragraphe se met à vibrer comme un arbre sous le vent.

(note : dans ce texte, le regard prend le relais de la marche.)

Training : marcher vs écrire

Depuis Rousseau, l'on sait que l'écriture entretient des rapports étroits avec la marche. Marcher pour l'écrivain peut donner l'impulsion décisive à l'écriture. La phrase devient comme le pas ; il faut alors un rythme qui donnera au texte son allure au double sens d'apparence et de dynamisme. Ecrire s'assimile à une performance physique. C'est le propos de Nathalie Gassel, poétesse belge, qui oeuvre à réintroduire la problématique du corps au sein même du texte et de la poésie.
Cet allant de l'écriture n'est pas donné d'emblée. Le corps résiste à l'écriture et à l'immobilité qu'exige une telle activité. Parfois, l'écrivain préférerait ne pas écrire, ou plutôt, il voudrait écrire autrement qu'assis à sa table de travail. Rivé à la page, il n'est que trop tenté de se perdre sur les sentiers qu'il aperçoit de sa fenêtre. Mais bientôt l'écrivain découvre que l'écriture lui permet un autre type de mobilité. La conscience du support, de la trace qui marque la page au fil de l'écriture lui suggère d'autres aventures tout aussi exaltantes. Voilà alors l'écrivain s'efforçant de tenir le rythme tel le coureur de fond ou plus modestement tel le marcheur et s'arrêtant de temps à autre pour à la manière de Jean-Jacques herboriser, autrement dit cueillir les fleurs de la rhétorique.
Pour marcher, il faut du souffle et pour acquérir du souffle il faut ... marcher. De même, on acquiert du souffle comme écrivain qu'en écrivant ; et la tâche est toujours à remettre, à refaire : le souffle doit s'entretenir. L'on n'est jamais définitivement écrivain. Rimbaud en cessant d'écrire cessa d'être un poète comme le marcheur cessant de marcher n'est plus un marcheur. Au sens strict, l'on est écrivain que lorsque l'on se soumet au rythme de l'écriture. De ce point de vue, être écrivain ce ne peut en aucun cas être équivalent à être, par exemple, avocat. L'avocat lorsqu'il cesse de plaider n'en continue pas moins à être avocat car il en a le titre une fois pour toute (sauf à commettre une imprudence juridiquement condamnable). Ecrivain, ce ne peut être un titre, du moins un titre pérenne. Le titre est remis en jeu chaque fois que l'on abandonne la partie (et en cela l'écriture se rapproche du sport).
S'arrêter est donc la tentation constante. L'on trouve aisément des activités dilatoires ; à l'écriture le corps ne peut donc qu'être astreint.
Cet essai peut, pourquoi pas, se concevoir comme une épreuve sportive, comme une sortie en montagne, en tous les cas comme une performance physique : écrire se concevant sur le mode de l'entraînement dans le sens que donne Benjamin à la notion de training. 
C'est aussi un saut que l'on se propose de faire. Sauter d'un mode d'écriture à un autre mode d'écriture. Entrer dans un geste d'écriture et y puiser l'élan pour mieux sauter.
Pour s'entraîner, il est préférable d'avoir de bons entraîneurs. Dante a montré l'exemple lorsqu'il s'est offert les services de Virgile pour gagner le paradis de la poésie. Pour accéder au paradis, à l'écriture libérée des pesanteurs des premiers apprentissages, il lui fallait un guide qui l'entraînasse à écrire et à marcher : écrire et marcher se confondent dans la Divine Comédie. Beckett reprenant Dante à travers le personnage de Belacqua transforme le symbole de la paresse et de l'immobilité dans la Divine Comédie en marcheur invétéré.

Dante.

La Divine Comédie consiste en une longue ascension, une marche lente et difficile, pleine de dangers qu'affronte Dante. Dante s'adjoint les services de Virgile pour l'aider à accomplir sa quête et sa métamorphose. Virgile devient donc l'entraîneur de Dante aussi bien que son guide. C'est Virgile qui l'encourage et qui le semonce quand la verve du poète florentin vient à faiblir et qu'il menace d'abandonner la course. Et Dante n'est pas le dernier à s'assoupir à la première occasion qui se présente ( trouver une occurrence). La technique d'entraînement de Dante est efficace puisqu'au final il a pu terminer d'écrire sa Divine Comédie. On aurait bien tort de ne pas s'inspirer de cette démarche et pourquoi ne pas choisir Dante à notre tour comme entraîneur ! Au cours de son ascension, Dante accomplit une série d'épreuves et se montre un virtuose dès qu'il est suffisamment entraîné.
Les résultats de la discipline d'écriture que s'impose Dante sous l'oeil attentif (et attentionné) de Virgile produit des effets remarquables notamment aux chant XXIV et XXV de l'Enfer. Dante se montre là un redoutable champion de l'invention poétique. Il surpasse même et ce en toute clairvoyance (cf.ch XXV, vers y)  des champions de la figure tel qu'Ovide.   

Au cours de sa marche vers le paradis, Dante assiste à une scène épouvantable de corps assailli par de redoutables reptiles. Cette scène pour atroce qu'elle soit n'en devient pas moins le prétexte à un développement qui a tout du training. L'on va en effet assister à une reprise itérative de la figure de l'homme et du serpent jusqu'à arriver à une nouvelle forme qui dépasse l'antique auquel Dante se confronte.
La figure apparaît une première fois au vers 81 et 82 du chant XXIV :

Je la vis pleine d'un terrible amas
de serpents, et aux qualités si étranges
qu'à leur souvenir mon sang s'enfuit encore

La figure est développée jusqu'au vers 105. L'épisode présente une attaque de reptile dont la conséquence est la transformation en cendres du malheureux damné. La métamorphose se termine sur le mode de la renaissance du Phénix.
Au chant XXV, Dante s'attarde à nouveau à cette figure et s'emploie à la varier jusqu'à ce qu'il estime avoir abouti à qq chose de poétiquement neuf et juste. Au chant XXV l'alliage homme vs serpent se présente d'abord sous la figure du Centaure cacus (vers 19 à 33). Ensuite c'est un serpent à six pattes qui agresse un damné (vers 50 à 79). Après quoi, c'est un serpent noir (mais vif comme le lézard vert) qui agresse un autre damné (vers 80 à 141).

Le déroulé du poème selon la logique du training peaufine progressivement la figure. Il faut à présent passer à une glose méticuleuse de l'évolution de la figure "humain vs serpent". Reprenons chaque occurrence de la figure et commentons.

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