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La Nouvelle Lettre du Jeudi
3 mai 2006

Notes sur les voisinages ou les visages de la pensée

Le visage de l'autre est un livre de Martin tom Dieck où des dessins côtoient des pensées du philosophe Emmanuel Levinas. On se souvient que le même dessinateur avait publié aux éditions Fréon un récit intitulé Salut Deleuze mettant en scène outre le philosophe éponyme, les principaux acteurs du structuralisme français : Lacan, Foucault et Barthes. Le choix d’Emmanuel Levinas étonne à première vue, mais il est parfaitement cohérent. Le passage de Deleuze à Levinas se fait par le biais d’un troisième philosophe, Martin Heidegger, dont la pensée a influencé durablement aussi bien le travail de Deleuze que la recherche de Levinas (et sans doute le structuralisme français tout entier). Le trajet du dessinateur dans l’univers philosophique du vingtième siècle semble répondre par conséquent à une quête qui se construit suivant un tropisme concerté. La question du sujet chez Foucault et bien des concepts chez Deleuze n'auraient pu se formuler sans les préalables phénoménologiques de Martin Heidegger. De même, la question de l'altérité posée par Levinas est un prolongement de la pensée heideggerrienne. De manière toute transversale, l’irruption de cette pensée dans le champ de la lecture d’un livre mixant dessins et textes, pourra peut-être éclairer certains aspects de l’agencement graphique de deux médias différents et le choix des pensées de Levinas inscrites dans les pages du livre. L’on pourra alors mieux apprécier les enjeux non seulement philosophiques mais également les implications quant à la lecture et à la création d’un livre mixte. Les notions élaborées par Martin Heidegger permettent en effet de désigner et de comprendre mieux la rencontre du texte et de l’image. Plus significativement encore, l’on saisira avec plus de finesse combien les rencontres du texte et du dessin engagent une éthique du regard qui conteste fondamentalement la lecture distraite imposée par le système médiatique. En ce sens la puissance critique de la pensée heideggerrienne ne s’est aucunement diluée depuis l’origine de son déploiement. Ramener le lecteur aux livres de Martin Heidegger par l’intersession de Levinas n’est pas le moindre mérite du livre de Martin tom Dieck. Avant de poursuivre ce propos, il est utile de rappeler quelques notions du penseur allemand. La pensée de Martin Heidegger est une pensée du cheminement et de l’arpentage ; elle ne cherche pas à jalonner, à fixer, à fermer un univers, mais à ouvrir des trajectoires au sein d’un monde qui se parcourt sans qu’on puisse jamais le posséder. Deux titres des conférences prononcées par le philosophe suffisent à rendre compte de cette philosophie d'arpenteur : Les chemins qui ne mènent nulle part et Acheminement vers la parole. La pensée de Martin Heidegger est une pensée vers quelque chose et non de quelque chose ou sur quelque chose. Elle se confond intimement avec son mouvement d'énonciation et naît de ce mouvement même. Dans cette tension vers ce quelque chose, cet indéterminé, Heidegger n'avance pas seul, du moins sa pensée ne se fait pas exclusive. Cette pensée se formule en traversant la phrase du poème. Car Heidegger ne pense pas à partir de concepts préalablement formatés, au contraire, il inscrit sa pensée dans la langue et particulièrement dans la langue poétique, elle qui choisit les mots avec le plus de sensibilité à leur épaisseur historique et à leur potentiel de résonance sémantique. En déployant le mot dans son espace de la signifiance poétique et dans sa temporalité étymologique, le philosophe espère saisir l’essence de la parole. Heidegger pose ce faisant la question des voisinages et de la jointure. Qu'est-ce que penser dans le voisinage de la poésie ? Qu'est-ce que penser dans le voisinage de l'autre ? Il faut souligner combien Martin Heidegger a pris garde de ne pas mettre de la philosophie dans la poésie au risque d'altérer l'identité de la poésie et inversement. L'attention du philosophe se porte non pas sur un vain dessein philosophique de la poésie mais sur la possibilité pour l'une d'activer l'autre. Le problème du voisinage, c'est le problème du rapport et du lien. De ce qui sépare tout en unissant. Or il y a deux façons de concevoir la problématique des limites. Soit du dedans de chaque ensemble, on cherche à percevoir ce qui le détermine en propre, c'est la position moderniste, soit en essayant d'envisager le voisinage, c'est-à-dire le site de la rencontre entre les ensembles. Cette position très ancienne de la communauté du philosophique et du poétique, lisible dans les écrits présocratiques d’Héraclite et de Parménide notamment, Heidegger lui donne une nouvelle impulsion en renouant par sa manière de penser ce lien antique de la parole pensée et chantée. Une communauté similaire, et philosophiquement parlant dans la lignée du logos heideggerrien, s’est formulée dans la pensée postmoderne de Gilles Deleuze. Les concepts de déterritorialisation, du devenir, de l’énergie, entre autres, sont redevables aux écrits d’Un Franz Kafka, d’un Hermann Melville, etc. Cette manière de penser le Réel tend à mettre en évidence les jointures plutôt que des identités définitivement fixées. La jointure est le mot qui désigne cette rencontre de l'un et de l'autre. C'est là précisément que l'autre s'envisage, prend figure de visage si l'on ose dire. Que la question du voisinage survienne dans la pratique créatrice d'un dessinateur de bandes dessinées est révélateur. Plus qu'aucune autre pratique, la bande dessinée a pour problème fondamental la jointure. Jointure entre les images et jointure entre le mot et l'image. La bande dessinée est dès lors l'occasion de penser le rapport. Récemment Jan Baetens (Un dessinateur qui pense, à paraître dans Image (&) Narrative, n°2) a écrit un texte qui montre combien l'œuvre de Martin tom Dieck est pensante, pensée dessinée autant qu'écrite. Ecrire et penser avec des images est l'occasion de rénover la problématique des voisinages. Heidegger pensait au voisinage de Stefan Georg, de Trakl et d'Hölderlin. Martin tom Dieck pense au voisinage de Levinas et en un curieux retournement puisqu'en effet ce sont des images qui pensent au travers des mots. On prendra mieux encore la mesure de ce qui se joue sur les pages du livre en s'attardant sur la disposition spatiale des éléments graphiques et scripturaux qui le constituent. De manière résolue, les textes s'inscrivent dans l'espace du dessin. Le dessin lui-même a envahi toute la page. On se souvient que cette option maximaliste de la pleine page a déjà servi à réaliser le livre Hundert Ansichten der Speicherstadt du même auteur. Les rapports entre le graphique et le scriptural étaient également l'enjeu de ce récit méditatif et errant publié à L'arrache cœur. Dans Le visage de l'autre, la préface est d'emblée imbriquée dans le dispositif qui fait se rencontrer le texte et le dessin. Assurément une semblable rencontre pose autant de questions qu'elle n'en résout. On se souviendra d'abord des soucis de Martin Heidegger qui craignait tout au long de ses conférences de voir s'immiscer dans la pensée, la sienne et celle de ses auditeurs, des représentations faciles qui auraient pour conséquence malheureuse d’arrêter le déploiement même de la pensée par excès de rigidité. La pensée de Martin Heidegger a notamment fait tomber l'idée d'un concept compris comme entité déterminée, comme chose représentable en esprit. L'apport de Martin Heidegger est d'avoir fait monter l'être à la surface du langage, l'être se blottit dans la trace du mot écrit et récité, le langage est la maison de l'être comme l'a dit le philosophe. Il s'agit ni plus ni moins d'habiter le langage. L’injonction du poète Hölderlin, habiter poétiquement le monde, présente on ne peut mieux dans l’œuvre de Renaud Camus comme l’ont bien remarqué les vrais lecteurs de cet écrivain à l’instar de Jean-Claude Pinson, suscite chez Heidegger des prolongements philosophiques lisibles dans sa terminologie si singulière. Levinas précisera quant à lui que "l'essentiel du langage [est] : la coïncidence du révélateur et du révélé dans le visage". Telle phrase est précisément l'une des pensées qui s'inscrit sur la surface dessinée du livre de tom Dieck. Cette philosophie de la surface parcourue et du devenir, le parcours prenant en l’occurrence le dessus sur la surface parcourue, prend soudainement tout son sens (elle le perd tout aussi bien) quand surgit le visage. Le visage est le site de la jointure. Significativement, les paroles de Levinas s'inscrivent tantôt en négatif et tantôt en positif sur les pages dessinées. On comprend mieux de la sorte la difficulté de la jointure. Quand la parole s'inscrit en positif, elle creuse la surface par l'effet du contraste de tonalité, pareillement en négatif, c'est comme si soudainement une lézarde apparaissait dans la surface homogène du dessin. La phrase s'ajoute moins qu'elle ne semble se retirer. Pourtant ici et là au fil des pages, la trace graphique et la trace scripturale se rencontrent, l'une et l'autre s'envisagent littéralement. La trace graphique ne prend sens qu'entée du texte et le texte ne se déploie qu'au regard du dessin. Ainsi se donne à voir la jointure dans un mouvement inlassable qui balance d’un pôle à l’autre sans que le balancement s’épuise jamais dans le choix de l’un des pôles au détriment de l’autre. Ainsi en va-t-il du rapport entre la trace graphique et la trace scripturale. Les redondances éventuelles du dessin et des phrases se défont aussitôt que le regard tente de les saisir. Quand tom Dieck semble répéter par le dessin le contenu des phrases, le sens de ce qui est énoncé se perd immédiatement car l'œil du lecteur ne parvient jamais à ramener les formes graphiques aux formes du contenu des pensées. La jointure se saisit en somme par défaut de visibilité. L'illusion prévient Levinas est "un jeu dans l'être même". Quand s'amenuisent les illusions de la représentation, quand les redondances s'épuisent dans la lecture attentive du dessin et du mot, l’ouverture qui lie l'un à l'autre devient la perspective d'une nouvelle lecture. Le dessin n'est plus signe, le mot n'est plus signe. L'on est en deçà du signe ou au-delà. Le signe ne s'interpose plus dans le face-à-face de la lecture. On revient ici à la critique fondamentale de Martin Heidegger envers tout discours spécialisé qui par sa spécialisation finit par couvrir l'objet qu'il décrit et coupe subséquemment le lien entre l'objet et le regard posé sur cet objet. Parler, c'est rendre le monde commun dit Levinas. Penser l'au-delà du signe, c'est penser la possibilité d'une communauté du monde. Dans le cas de tom Dieck, c'est penser une communauté du regard au travers des phrases de Levinas. Lire tom Dieck est l'occasion pour tout lecteur de prendre connaissance de cette communauté. C'est aussi repenser le langage et s'interroger sur ses rapports avec son dehors, le dessin en l'occurrence. Penser ce qui est à voir et voir ce qui est à penser. Devenir selon les termes de Levinas cette volonté qui "n'est pas libre d'ignorer le monde sensé où le visage l'a introduite car c'est "dans l'accueil du visage" que "la volonté s'ouvre à la raison". Tel est l'enjeu de ce "petit livre" qui du coup malgré ses dimensions discrètes (ou grâce à celles-ci précisément) devient un livre majeur.

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