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La Nouvelle Lettre du Jeudi
20 avril 2006

Lettres sous contraintes

A Céline et Ophélie, mes chères "Enfants Terribles". Les Lettres à des petites filles de Charles L. Dodgson alias Lewis Carroll devraient à elles seules justifier une place de choix pour leur auteur au Panthéon des lettres modernes. Outre le bonheur de lecture qu'elles procurent au lecteur (et qu'elles durent procurer à leurs jeunes lectrices), les Lettres sont également l'occasion de commentaires primo quant à leur fonctionnement textuel (notamment en ce qui se rapporte au rôle évident de la contrainte dans le processus d'énonciation et de production du texte) et secundo quant à la dialectique carrollienne qui s’institue entre les mots et les images (Outre l’écriture, C.L.Dodgson pratiquait le dessin et la photographie). Les lettres de Dodgson aux petites filles posent au moins deux questions passionnantes chacune à la littérature sous contrainte. D’abord, le jeu lui-même de la contrainte est mis en crise pour cette raison que le destinataire du texte est un enfant. Non pas que le jeu de la contrainte soit dès lors considéré comme un passe-temps destiné exclusivement aux enfants mais au contraire c’est la gravité de ce qui est mis en scène par la contrainte qui interroge par contrecoup la pertinence de celleci. En effet, plus d’une fois, on pourrait être tenté d’interroger la pratique de l’écriture sous contrainte en lui demandant des comptes sur la valeur littéraire, poétique et finalement métaphysique de son jeu. Car une fois que la contrainte est énoncée et qu’elle a produit son résultat pour dire les choses platement le lecteur peut s’exclamer “et alors !”, “et après !”, “belle pirouette, mais encore!” (ou n’importe quelle autre interjection qui sous son aspect simpliste mettrait en question la pratique de la littérature sous contrainte). En montrant comment Carroll dans l’une de ses lettres (mais chacune répète à sa manière ce jeu) réussit à inquiéter nos sens, le sens lui-même et in fine la représentation de la figure humaine, on pourra saisir combien loin d’en finir avec l’au-delà du texte, cette chose qui s’absente des mots mais qui leur est par quelque côté co-substantielle, la contrainte s’en saisit pour l’inscrire, certes in abstentia, dans le cœur de son processus. Le second point que met en évidence la lettre à Annie Roger est l’ouverture de la pratique sous contrainte aux autres formes d’expression artistiques. En effet, la lettre constitue une attaque par le haut de l’autre pôle d’intérêt dodgsonien qu’est la photographie. La lettre à Annie Rogers montre les ressources critiques de la contrainte littéraire quand celle-ci se tourne vers d’autres médiums. Lisons attentivement la lettre adressée à Annie Rogers en 1867 (et reproduite dans l’excellent volume de la Pléiade consacré à Lewis Carroll) pour saisir le propos. "Ma chère Annie, Voilà qui est vraiment terrible. Tu n’as pas la moindre idée de la douleur qui est la mienne en cet instant où je t’écris. Je suis obligé d’utiliser un parapluie pour empêcher mes larmes de couler sur la feuille de papier. Est-ce que tu es venue hier te faire photographier ? Est-ce que tu t’es mise vraiment en colère ? Pourquoi n’étais-je pas là ? Eh bien, la vérité, c’est que je suis allé me promener avec Bibkins, mon grand ami Bibkins ; nous avons fait beaucoup de kilomètres à partir d’Oxford, disons : cinquante ou cent. Pendant que nous traversions un pré plein de moutons, il m’est venu une idée, et j’ai demandé solennellement : “Dobkins, quelle heure est-Il - 3 heures”, répondit Fipkins, surpris par mon attitude. Des pleures ruisselèrent sur mes joues. “C’est l’heure dite, fis-je. Dis-moi Hopkins, quel jours sommes-nous? - Mais voyons, lundi, répondit Lupkins. -C’est donc le jour dit!” fis-je en gémissant. Je pleurai. Je hurlai. Les moutons se massèrent autour de moi, frottant affectueusement leur nez contre le mien. “Mopkins, dis-je, tu es mon plus vieil ami. Ne me cache rien, Nupkins! En quelle année sommes-nous ? - Eh bien, je crois en être sûr, que nous sommes en 1867, dit Pipkins.- C’est donc bien l’année prévue! hurlai-je, d’une voix si forte que Tupkins s’évanouit. Tout était consommé : on me ramena à la maison, dans une carriole, en morceaux, escorté par le fidèle Wopkins. Lorsque je me serai un peu remis, et que j’aurai passé quelques mois au bord de la mer, je te rendrai visite et nous conviendrons d’un autre jour pour te photographier. Je suis trop faible pour t’écrire moi-même cette lettre, et c’est Zupkins qui le fait pour moi. Ton ami infortuné Lewis Carrol" D'abord, il faut souligner combien dans le chef de C.L.Dodgson le choix de l'écriture sous pseudonyme est tout sauf une plaisanterie. Le journal tenu par l'écrivain nous renseigne d'ailleurs sur la date et sur la manière dont le pseudonyme est advenu. On sait donc que le 11 février 1856, un lundi, naquit Lewis Carroll. On connaît même le mécanisme langagier qui permit de créer le pseudonyme et le nom de la personne qui fut à l’origine du pseudonyme, il s’agit d’un certain Mr Yates. Le pseudonyme est imposé à Dodgson et se colore ainsi d’emblée de la contrainte. Dodgson fera quelques propositions basées sur l'anagramme de ses prénoms Charles et Luwidge. Ce sera Lewis Carroll qui sera retenu. On peut lire la lettre comme une évocation de la naissance de Lewiss Carroll étant donné que le récit contenu dans la lettre est sensé se passer un lundi. La douleur évoquée dans la lettre renverrait donc à la douleur de l’enfantement tandis que la promenade au bord de mer située à la fin de la lettre renverrait à ce repos nécessaire pour reprendre des forces à qui a enfanté. Ce qui attire l’attention du lecteur dans la lettre à Annie Rogers est précisément le jeu de mise en abîme du pseudonyme auquel se livre Dodgson. Il n'est pas inutile de souligner l'enjeu de la lettre. L'écrivain, on le sait, était féru de photographie aussi bien que du dessin. Le mot et l'image sont deux moments de création qui se répondent l'un l'autre dans une dialectique sympathique qui ne va pas sans écueils ni rejets. Le sujet de la lettre est la photographie. Carroll s'enquiert auprès de la petite fille, s'est-elle faite photographier oui ou non ? On mesure l'importance émotionnelle de la question au déluge de larmes (fut-il feint) qui ouvre la lettre. La douleur suggère également un débat délicat et difficile et le parapluie qui s’ouvre signale on ne peut mieux qu’un processus s’est mis en marche. Le parapluie renvoie par le jeu de la métonymie au pseudonyme. Dodgson se met littéralement à couvert et comme dans ces horloges animées où un personnage laisse place au suivant en disparaissant dans un abri, c’est le pseudonyme-parapluie (relevons que l’usage du pseudonyme si l’on s’en tient à l’image du parapluie vise à limiter les conséquences de l’émotion et introduit de la sorte l’élément littéraire, la distance autrement dit) qui apparaît posant d’emblée la question de l’identité de l’auteur. Par extension, le sujet même de la photographie se voit inquiété. La photographie est encore de nos jours le mode de représentation par excellence, la vidéo n'a pas encore conquis toutes les chaumières (moi-même qui vous parle, j’échappe encore (pour combien de temps?) à cette manie), qu'on songe aux photos de vacances, aux photos de mariage, bref à toutes ces occasions où l'on se fait portraiturer afin, sans doute, de garantir quelques certitudes sur la solidité de notre identité. Pourtant c'est ce témoin privilégié de nous-même, le portrait, que Dodgson défait tout au long de la lettre par le procédé que nous allons examiner. Une remarque encore avant d'en venir au processus de mise en abîme et de déconstruction. Dodgson après s'être enquis auprès d'Annie Rogers si oui ou non elle s'était faite photographier explique pourquoi il était absent (il s'agit donc vraisemblablement d'un rendez-vous manqué). Or l'absence est le centre par excellence de celui qui écrit sous pseudonyme : au sens le plus littéral, il n'est pas là. Ce vide qui occupe l'espace de l’instance narratrice est donc propice au déploiement de l'autre. Dans la lettre à A.R., l'autre prendra l'étrange figure de la métamorphose. En effet, Carroll écrit que son absence se justifie par une promenade en compagnie de son ami Bibkins. Quelques lignes plus bas, Bibkins devient Dobkins qui devient à son tour Fipkins et puis Hopkins et encore Lupkins et Mopkins Nupkins Pipkins Tupkins (qui lui s'évanouit). Enfin le narrateur nous dit qu'il est brisé, en morceaux, Wopkins alors l'escorte. Finalement on apprend que c'est Zupkins qui signe la lettre pour Carroll qui en est incapable après ce qu'il a subi. L'amplification du pseudonyme, à la fois sa critique, voire sa démolition vs démultiplication, est lisible dans le déroulement de la liste des noms qui réussissent à sauver une partie de l'identité de Xkins par l'usage itératif de la particule "kins". Le procédé prend toute son importance quand à la fin de la lettre Carroll rabat sur lui-même l'identité variable, incertaine et douloureuse. Ce ne pourrait être qu'un jeu mais ça ne l'est pas. Ou plutôt ça l'est et ça montre combien il importe d'accorder du crédit au jeu et à l'enfance qui en est le mode d'être par excellence. Il est intéressant de relever que la particule “kins” renvoie à l’idée de parenté (lineal kin signifie être parent en ligne directe) et sert également pour signaler un diminutif (Manikin signifie homuncule), kinsman signifiant parent par alliance ou allié. Le choix de Dodgson alias Carroll est donc tout sauf fortuit. La particule signale la persistance d’une identité et permet par conséquent le jeu des variations du nom propre. On pourrait amplifier l’analyse et s’attarder sur le sens de la partie du nom qui varie. Bib signifie bavette ou bavoir et est utilisé dans l’expression to put on one’s best bib and tucker (se mettre sur son trente et un), mais signifie aussi boire (dans le sens intransitif du verbe c’est-à-dire boire par ivrognerie). On voit que le choix même de la partie variable du nom n’échappe pas au jeu textuel. La bavette évoque à l’instar du parapluie l’idée de protection, se mettre sur son trente et un est une manière d’attirer l’attention en se distinguant par la forme (distinction qui s’oppose en quelque sorte à la multitude moutonnière évoquée dans la lettre), et l’ivresse évoque la trajectoire pour le moins délirante du pauvre Bibkins. Si jeu il y a c'est cependant un jeu risqué, on risque sa tête (au sens de perdre la tête, devenir fou ; songeons à la reine qui dans Alice voudrait que l'on coupe la tête à tout le monde). La variation du nom en " kins " s'accompagne d’ailleurs d'une montée émotionnelle de plus en plus violente qui ressemble à une crise de folie (mais évoque aussi bien la montée des douleurs de l’enfantement). Chaque modification du nom est comme un degré supplémentaire que le narrateur franchit vers la dislocation (enfanter, c’est au fond se scinder et créer également une lignée, de la parenté). La conséquence de ce jeu est sur le plan de la représentation une crise majeure. L'idée même du portrait est ici contestée à la base. La représentation de soi est minée, creusée de l'intérieur par le surgissement de l'autre dont le visage est au sens le plus strict impossible à fixer (d’où la crise du narrateur). La focalisation sur le sujet est rendue caduque par l'incertitude nominaliste. La belle certitude du photographe et du photographié quant à leur identité est mise en péril par les mots. Je ne suis pas là suggère Dodgson. Mais qui est là ? Bibkins est là, c'est-à-dire Dobkins, ce cher Fipkins, etc. En rabattant cette identité changeante sur le nom de Carroll, Dodgson souligne le jeu (au sens spatial cette fois) qui existe dans la signature sous pseudonyme. Si l’on veut, après avoir ouvert et mené très loin la démultiplication de l’identité de l’ami du narrateur, le retour sur le nom Carroll déstabilise par ricochet le nom Dodgson et encore en amont l’existence d’une identité totalement claire et définie. Or ce morcellement du moi pose au photographe portraitiste une question essentielle. Car si le moi est en morceaux qu’en est-il de la représentation photographique ? Qui est photographié ? Bibkins ? Dobkins ? Fipkins ? Ou n’importe quel nom ? La réponse ne va pas de soi. Il faudra sans doute la quiétude d’un bord de mer pour trouver les ressources nécessaires à recoller les fragments dodgsoniens du soi éparpillé en ses pseudonymes. Il y a des chapitres à écrire sur les rapports tendus qui existent entre les mots et les images chez C.L. Dodgson. En attendant, cette lecture brève et non exhaustive nous aura appris que ce que nous qualifions de littérature enfantine contient pour nous lecteur adulte de précieuses leçons de métaphysiques et d'écriture. Ces jeux que nous croyons si légers sont plus essentiels qu'ils n’y paraissent. Que le drame naisse d'une variation textuelle et que ce drame interroge de manière si aiguë le monde de la représentation devrait nous inciter à ouvrir plus souvent ces ouvrages qu'on abandonne quand, croit-on, nous n'avons plus l'âge de les lire. Enfin, ces lettres à des petites filles nous proposent aussi une manière singulière de renouer des contacts avec l’enfance et les enfants, ce qui semble nous manquer le plus en ce début de troisième millénaire.
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